Aurélie Filippetti : "Moi, ce qui m'a sauvée, c'est la littérature"
Elle est tout sourire mais on la sent fébrile, comme cherchant encore une légitimité vis-à-vis du milieu culturel que son passé de politique – d'abord au sein des Verts à Paris, puis aux côtés de Ségolène Royal – ne lui confère pas de prime abord. Aurélie Filippetti, 38 ans, députée socialiste de Moselle, reçoit dans son bureau de l'Assemblée nationale. Une petite ruche où se pressent ses tout nouveaux conseillers sur les questions culturelles.
Chargée, au sein de l'équipe de François Hollande, des dossiers de la culture et des médias, elle a accroché derrière elle la reproduction d'une œuvre d'Ernest Pignon-Ernest. Un "Je t'aime" y barre sur un mur un "Défense d'afficher" à côté d'une silhouette d'Arthur Rimbaud jeune. "Elle était dans ma chambre quand j'étais étudiante. J'aime Rimbaud. Et j'aime Ernest Pignon-Ernest. J'aime l'idée qu'on peut faire de l'art sans moyens." Sur une étagère, un carton rappelle ses origines de fille de mineur dont elle est si fière, et un autre rend hommage à Jean Zay, "ministre de Léon Blum à 32 ans, fusillé par la Milice à 40", son modèle...
Alors vous êtes la prochaine ministre de la culture si la gauche gagne la présidentielle ?
(Elle rit...) Allez, je n'ai pas envie de parler de ça.
Mais vous êtes la "Mme culture" de l'équipe Hollande ?
Ma mission auprès de François Hollande, c'est de faire que la culture soit au cœur d'un projet de gauche pour 2012. On dit souvent : "La culture c'est ce qui reste quand on a tout oublié." En politique ce serait plutôt : "Ce qui reste quand on s'est occupé de tout le reste."
Pourquoi vous, à ce poste ?
Je viens d'une famille communiste, où l'objectif d'émancipation par
la culture était très fort, où il n'y avait pas de projet politique sans
projet culturel. La culture, c'est lutter contre les inégalités, c'est sortir d'une vision apocalyptique de l'avenir.
La culture donne un sens à la vie. Moi, ce qui m'a sauvée, c'est la
littérature. Une prof de français formidable qui nous faisait découvrir plein de choses. A nous qui étions des enfants d'immigrés italiens, polonais, maghrébins, elle faisait lire
Georges Perec. Quand je suis partie au lycée à Metz, elle m'a offert
une "Pléiade" de Marguerite Yourcenar. C'était comme si elle me
transmettait le flambeau. J'y ai vu ce message : faire des études, cela ne veut pas seulement dire avoir un travail et de l'argent, c'est une émancipation intellectuelle qui donne un autre rapport au monde.
De tout ça, en tant qu'écrivaine, vous avez trouvé matière à récit. Vous
pensez que le temps de l'enfance est celui de la culture. Que celle-ci
nécessite une politique volontariste ou éducative...
Je ne crois pas à la vision de Malraux selon laquelle il suffirait de mettre les gens en présence de l'art pour leur en donner le goût. Il faut travailler sur la durée. D'où l'importance de l'éducation artistique. D'où l'idée de créer un jumelage entre un artiste et une classe tout au long d'une année scolaire. Il faut montrer l'art, mais aussi expliquer la démarche de création.
Ce jumelage est dans votre programme ?
Il est trop tôt pour parler
de programme, nous sommes en phase d'élaboration... Mais oui, c'est une
piste dont nous discutons beaucoup avec Vincent Peillon, qui est chargé
de l'éducation. Nous avons d'ailleurs le projet de créer un poste de délégué interministériel chargé de l'éducation artistique.
... qui sera affecté aux dépenses de quel ministère ?
Euh... Il vaudrait mieux que ce soit à celui qui a le budget le plus gros, non ?
Un projet qui va de la primaire au lycée ?
Et jusqu'à l'université. On ne pense pas assez aux étudiants. C'est
pourtant l'âge où l'on s'émancipe, où l'on devrait justement favoriser
cet accès à la culture. Surtout quand on connaît leur précarité
économique ! C'est pourquoi j'ai fait la proposition, la semaine
dernière, d'un pack numérique culturel pour les étudiants...
Un pack qui suscite la polémique...
J'ai évoqué le projet lors d'un débat à la SACD. Quelqu'un dans la salle a tweeté : "Augmentation des frais d'inscription à l'université", et c'était parti... Mais ce n'est pas du tout ça. L'idée, c'est d'offrir
un portail numérique aux étudiants qui leur donne accès à un catalogue
très large d'œuvres. Ce droit serait ouvert dès lors que les étudiants
sont inscrits, au même titre que l'accès à la bibliothèque.
Certains artistes et professionnels, à gauche, s'inquiètent
de ce qu'ils imaginent de votre programme et se disent plus écoutés chez
Sarkozy...
Sarkozy drague à fond le monde de la culture. Entre l'homme qui affirmait il y a cinq ans que La Princesse de Clèves n'intéresserait pas une guichetière, et celui qui, aujourd'hui, veut donner l'image d'un président cultivé, il y a un fossé... Mais face aux révolutions technologiques, la gauche a toujours su répondre en défendant les droits des auteurs - loi Lang sur le prix unique du livre, loi sur la copie privée... Sarkozy veut faire croire
que la culture est une citadelle assiégée par des hordes de jeunes
délinquants, des "pirates", version culturelle du "caillera". Opposer à ce point les artistes et la jeunesse, c'est une aberration.
Vous supprimerez Hadopi ?
Moi, je veux supprimer Hadopi, oui. Ne nous trompons pas : le numérique est une aubaine, il va nous permettre de multiplier les formes artistiques et leur consommation. Il faut sortir d'une vision malthusienne et mettre fin au modèle répressif. Pour le remplacer, nous mettrons à contribution les bénéficiaires de la chaîne numérique afin de collecter une somme qui servira à rémunérer les auteurs. Qui devra payer
? Les fournisseurs d'accès à Internet, Google, les fabricants de
logiciels, et les fabricants de matériel, que l'on oublie souvent alors
qu'ils sont assis sur un tas d'or. Enfin, les internautes, mais dans une
moindre mesure.
Peut-on encore aujourd'hui poser au seul niveau national la question des droits d'auteur ?
Il va falloir passer à l'acte II de l'exception culturelle et assumer
un protectionnisme européen, notamment en matière de cinéma, au nom de
la diversité culturelle. De même, dans l'édition, nous réfléchissons à
la possibilité de mettre à contribution les sociétés comme Amazon qui ne vendent qu'en ligne. Elles ne peuvent avoir
le même traitement que des libraires ou des disquaires qui ont un fonds
de commerce et supportent des charges beaucoup plus lourdes.
Les libraires ont été les premiers à se mobiliser contre le passage programmé de la TVA de 5,5 à 7 % qui enterre une certaine idée de l'exception culturelle...
Notre position est très claire : si nous sommes élus, nous
pérenniserons une TVA alignée sur celle des produits de première
nécessité, actuellement à 5,5 %.
Vous avez critiqué, sur la forme, la nomination d'Olivier Py à la tête du Festival d'Avignon en 2014...
Ce qui s'est passé est une dérive... Le fait du prince. Sur la question des nominations, il est de notre responsabilité de mettre en place une collégialité de décision. S'inspirer – pourquoi pas ? – du modèle universitaire, où des commissions de pairs ont un pouvoir de proposition. De même, si la gauche est élue, il faudra revenir
sur le mode de nomination des patrons dans l'audiovisuel. Il faut plus
de transparence, et cela vaut pour les collectivités locales : au sein
des régions, dans les commissions d'attribution des aides au cinéma, je
vois des politiques qui lisent les scénarios avant d'accorder des fonds. Ce genre de pratique ne doit pas être possible ! Imaginez que ces élus soient demain au Front national...
Vous parlez de dérives, alors prenons le cas du mécénat : jusqu'à quel point la culture peut-elle être financée par le privé ?
Il faut que le ministère de la culture retrouve une certaine cohérence sur le mécénat. Je prends l'exemple du Centre Pompidou
de Metz, qui est par ailleurs une réussite – les objectifs de
fréquentation ont été dépassés et il draine des visiteurs qui n'étaient
jamais allés au musée. Mais quand je vois le nom de Wendel apposé sur
l'amphithéâtre sous prétexte que ce groupe – issu de la dynastie qui a
régné pendant des siècles sur l'acier en Lorraine – a joué les mécènes,
ça me fait mal... La somme est dérisoire au regard de l'honneur qui lui
est fait. Les musées se bradent à des entrepreneurs et c'est
dommageable. C'est pourquoi nous sommes favorables à la création d'une
charte nationale du mécénat, une sorte de dispositif d'agrément de tout
marché qui dépasserait le million d'euros. La Cour des comptes dit
exactement la même chose dans un récent rapport...
Vous parlez d'une politique culturelle de gauche et pourtant
la première décision d'un Sénat passé à gauche fut, le 22 novembre, d'entériner le plafonnement des taxes affectées au Centre national du cinéma ou au Centre national des variétés ?
Que vous dire ? Je ne suis pas sénatrice... A l'Assemblée, je me suis élevée contre la proposition du gouvernement Sarkozy.
Oui, mais ce vote ?
Disons, qu'il y a eu... un manque de coordination. Au PS, il y a
toujours un débat entre les budgétaristes et les culturels. Il faut bien
comprendre que le contexte est extrêmement contraignant avec la perspective de perdre notre triple A. Tous les secteurs sont concernés, y compris la culture. Et cette perspective va être très dure à affronter.
Propos recueillis par Clarisse Fabre et Laurent Carpentier