Pierre Nora est né en 1931. À l'occasion de ses 80 ans, le Centre
national du livre lui consacre un colloque tandis que paraît chez
Gallimard un recueil de textes sous le titre "Historien public".
Entretien.
Le Point : Publiés entre 1960 et aujourd'hui, les textes rassemblés dans Historien public
dessinent, en plus de votre autobiographie intellectuelle, le portrait
d'une des générations les plus fécondes de notre histoire récente. Vous
avez entretenu des relations de travail et d'amitié avec Foucault,
Lévi-Strauss, Furet et bien d'autres. Vous avez eu bien de la chance !
Pierre Nora :
C'est vrai, je fais partie de la génération bénie arrivée à l'âge
adulte juste après la guerre : une grande partie de notre vie
professionnelle s'est déroulée pendant la période de croissance,
d'optimisme et d'espérance des Trente Glorieuses. Est-ce parce que nous
étions libérés des contraintes économiques que ce fut aussi une période
intellectuellement foisonnante ? C'était l'âge d'or des sciences
humaines : entre sémiologues, ethnologues, historiens, philosophes et
même biologistes, les idées circulaient. Et ce dialogue débouchait sur
une vision unitaire et subversive du monde. J'avais conseillé à François
Jacob de lire Les mots et les choses de Michel Foucault, à la
suite de quoi les deux hommes se sont rencontrés dans mon bureau. Cette
rencontre résume l'esprit de ce temps.
Il n'y avait pas non
plus de rupture entre le monde des idées et celui de l'économie,
peut-être parce que l'un et l'autre oeuvraient au bien commun sous
l'égide de l'État...
Oui, économistes, politiques, savants
partageaient le même sentiment de recommencer la vie, la même volonté de
bâtir un monde nouveau. Merleau-Ponty, Lacan, Roger Vailland côtoyaient
de jeunes technocrates. Les uns voulaient moderniser la France, les
autres révolutionner le monde. Je me souviens d'avoir entendu Foucault
expliquer à mon frère, Simon Nora, que sa réelle vocation était moins de
produire une pensée novatrice que de moderniser l'Éducation nationale
et l'enseignement supérieur comme mon frère y avait contribué pour la
politique économique. Haut fonctionnaire typique de la génération issue
de la Résistance, mon frère croyait à l'Europe, comme il croyait au
progrès, à la capacité de tous à s'élever. Il a d'ailleurs présidé à la
naissance du Point, avec Olivier Chevrillon et Claude Imbert ! À la fin de sa vie, toutes ses espérances se sont fracassées sur la réalité.
Ils
voulaient moderniser la France, pas rompre avec elle. Et ils ont
inauguré le monde global, largement fondé sur l'oubli ou la détestation
du passé. Se sont-ils trompés ?
Tous n'ont pas fait les mêmes
erreurs. Ceux qui croyaient à la révolution se sont fourvoyés dans le
totalitarisme, d'autres se sont tournés vers le gaullisme, d'autres
encore ont pensé qu'entre gaullisme et communisme il y avait une
troisième voie, celle d'une gauche réformiste qu'incarnait la figure un
peu mythique de Mendès France.
Et ce fut Mitterrand...
C'était
déjà la fin d'un cycle. L'idéologie marxiste vivait ses derniers
instants, la gauche était en plein désarroi intellectuel. Derrière
Mitterrand, Foucault, qui était revenu du communisme et du gaullisme,
voyait l'ombre de Pétain. S'il a soutenu la révolution islamique
iranienne, c'est d'abord parce qu'il avait été déçu par le socialisme.
C'est ainsi que cette génération de l'espérance, trop âgée et
intelligente pour basculer dans le gauchisme, a fini plutôt désespérée.
De cet âge d'or vous avez été spectateur, acteur et, comme éditeur, metteur en scène. Mais il y avait aussi un public !
Évidemment
! Et ce public s'enracinait dans le monde universitaire et dans la
société. La culture était désirable. Bien sûr, on croise toujours des
jeunes gens prêts à voler un livre ou à vous harceler pour une
référence, mais la valeur sociale, donc économique, du travail
intellectuel est nulle.
Notre société hyperdémocratique peut-elle tolérer l'existence d'une aristocratie du savoir ?
Elle
ne la tolère pas et pourtant j'ai la faiblesse de croire qu'elle en a
toujours besoin. Parce que la transmission, le lien avec le passé sont
indispensables à notre survie. Et notre passé, c'est une littérature,
une histoire et une langue, cet ensemble dit des "humanités". Dans ce
mot, qui sent aujourd'hui le fagot, il y avait dans ma jeunesse une
espèce d'éros. C'est pourquoi j'ai voulu commencer Historien public par cette évocation férocement attendrie d'une khâgne des années 50 qui était le condensé de ce type de culture.
Cet amour du savoir et cette ferveur de la transmission vous ont conduit, en 1980, à créer la revue Le débat avec Marcel Gauchet...
Nous
étions conscients de l'importance de cette tradition humaniste, mais
également de la nécessité de repenser le rapport au collectif, après la
radicalité critique et l'engagement militant. Plus largement, nous
avions la conviction que la vie de la société devait continuer d'être
nourrie de la vie de l'esprit et de l'avancée des savoirs positifs. À
nos yeux, ce travail relève du service public. Et, il faut le dire, il
continue à trouver chez Gallimard un lieu d'élection. Avez-vous
remarqué, lors du centenaire de la maison, qu'elle était devenue un
sanctuaire de la haute culture, une institution nationale ? "Pourvou qué
ça doure", comme disait la mère de Napoléon...
Passeur, vous êtes aussi un bâtisseur, en particulier de ce monument que sont les Lieux de mémoire. Explorant les liens intimes entre l'histoire et la nation, vous êtes devenu le grand historien de l'identité nationale.
Mona
Ozouf s'amuse même à m'appeler le "sourcier de l'identité nationale" !
Dans le magnifique texte qu'elle a écrit pour la remise de mon épée
d'académicien, elle explique comment le lien entre histoire et nation
s'est noué dans ma propre biographie, ce qui, selon elle, explique que
je n'aie été ni communiste, ni gauchiste, ni engagé. Au contraire, j'ai
cherché à dégager l'activité intellectuelle de son instrumentalisation
par la politique. Lucien Febvre disait qu'une histoire qui "sert" est
une histoire "serve". C'est dans l'autonomie de la pensée et dans
l'activité même de son "métier", comme disait Marc Bloch, que réside
l'utilité politique et civique de l'historien.
Paradoxalement,
votre réflexion sur la mémoire vous a conduit à défendre notre passé
commun contre la repentance mémorielle et les mémoires identitaires.
J'ai
été un historien du présent sensible à l'émancipation des minorités et à
l'affirmation de leur propre mémoire identitaire, mais qui ne demandait
qu'à être inscrite au grand registre de la mémoire collective. L'image
de Pompidou s'inclinant devant le mur des Fédérés, lors du centenaire de
la Commune de Paris en 1971, a été un choc pour moi. Que l'ex-fondé de
pouvoir de la banque Rothschild mette genou à terre devant les fusillés
de la Commune montrait bien que le prolétariat avait cessé de faire peur
pour s'inscrire dans la mémoire commune. Même chose des paysans, des
femmes, des juifs, des Corses, etc. Mais, en trente ans, cette mémoire
d'affirmation identitaire est devenue une revendication autoritaire. Une
chose est de réclamer sa place dans la mémoire collective de la nation,
une autre de reconstituer la mémoire de la collectivité nationale à
partir de soi. C'est en défendant ce point de vue que, de l'ange blanc
de la mémoire, je suis devenu le diable noir de l'histoire.
À travers l'histoire, c'est donc la nation qui est contestée ?
Il
faut dire que la nation n'a pas su non plus défendre son histoire ni
son enseignement. Et quand le gouvernement s'y met, c'est en se servant
de l'histoire, pas en la servant, pour arracher des voix au FN. C'est
pourquoi je me suis insurgé contre la contestable enquête sur l'identité
nationale et l'initiative d'une Maison de l'histoire de France. Mais je
m'insurge tout autant contre la malheureuse réaction antinationale que
le débat a déclenchée dans une partie de la corporation historienne.
Malgré vos efforts, les nouvelles générations sont de plus en plus analphabètes historiquement...
Je
vous l'accorde. La France concentre toutes les difficultés. Elle paie
son attachement atavique à son histoire, à sa langue, à tout ce qui
constitue son identité. Elle doit assimiler le choc de plus de trente
années de flux migratoires et affronter une intégration de plus en plus
difficile à gérer. En parallèle, elle subit la désintégration du message
éducatif. Alors, oui, nous vivons la fin d'une époque : les jeunes
générations n'éprouvent plus le besoin impérieux de lire Balzac pour
apprendre à vivre et Stendhal pour apprendre à aimer. Or, dans un pays
qui se définit d'abord par sa littérature, la destruction de la langue
et ce qu'il n'est pas exagéré d'appeler une "haine de la littérature",
c'est une forme de suicide.
Et pourtant, vous continuez à batailler. Qu'est-ce qui vous pousse à agir ?
Un
optimisme fondamental et une confiance dans la vie. Si nous sommes à la
fin de l'Empire romain, il est encore permis d'espérer la Renaissance.
Repères
1931 Naissance à Paris.
1958 Agrégé d'histoire.
1961 "Les Français d'Algérie" (Julliard).
1965 Entre chez Gallimard pour animer le secteur des sciences humaines.
1965 Maître-assistant à Sciences po.
1973 "Faire de l'histoire", en codirection avec Jacques Le Goff (Gallimard, 3 volumes).
1976 Directeur d'études à l'EHESS.
1980 Création de la revue Le Débat, qu'il dirige depuis.
1984-1992 "Les lieux de mémoire" (Gallimard, " Bibliothèque illustrée
des histoires ", 7 volumes, édition " Quarto ", 3 volumes).
2001 Election à l'Académie française.
2005 Fondation de l'association Liberté pour l'histoire, dont il devient président en 2007.
Janvier 2011 Mène et gagne le combat pour sauver l'hôtel de la Marine.
Novembre 2011 Pour ses 80 ans, journée d'étude au CNL, avec notamment
Régis Debray, Krzysztof Pomian,Teresa Cremisi, Claude Lanzmann, Marc
Ferro, Jean-Noël Jeanneney, Marcel Gauchet (actes à paraître chez
Gallimard).