ART ET CULTURE DANS LES POLITIQUES EDUCATIVES
GENEALOGIES ET PERSPECTIVES
Institut
national d’histoire de l’art, salle André Chastel
Séance du 6 décembre 2011 – 15h/18h
La
notion de transversalité en histoire des arts : réalités et mises en œuvre
Cette séance du séminaire « Art
et culture dans les politiques éducatives – Généalogies et perspectives » fait
suite à deux séances précédentes qui portaient sur « l’évaluation des
acquis en matière d’éducation artistique et culturelle » (séance du 18
février 2011) et sur « l’enseignement de l’histoire de l’art à l’école :
enjeux et méthodes » (séance du 31 mai 2011). Après avoir abordé la
question de l’évaluation puis celle de la didactique, le séminaire aborde cette
fois-ci, une autre notion centrale : la transversalité.
Transversalité, transdisciplinarité,
co-disciplinarité interdisciplinarité. Ces concepts, sans être équivalents,
constituent autant de faces d’un même problème : celui du positionnement
actuel des disciplines traditionnelles face à des objets complexes et
multi-référentiels. La transversalité, au cœur du nouvel enseignement
d’histoire des arts dans le primaire et le secondaire, échappe à la
classification des disciplines et interrogent dans le même temps leur décloisonnement.
Concrètement, cependant, sa mise en œuvre ne va pas de soi et il faut se
questionner sur les logiques qui l’animent.
L’enjeu de cette séance était
d’interroger les fondements épistémologiques de la notion de transversalité. Il
s’agissait d’observer quelles postures, quelles attitudes sont adoptées et
quelles solutions sont envisagées vis-à-vis de l’exigence de transversalité de
l’éducation artistique et culturelle par les acteurs du monde de la recherche
et de l’enseignement supérieur, de la culture et de l’éducation
nationale.
Propos
introductifs par
Dominique Poulot (Université Paris I Panthéon-Sorbonne)
Comme
le rappelle Dominique Poulot, l’histoire des arts est, d’après les textes
officiels, un enseignement de culture partagée. Il est porté par une approche
transdisciplinaire et transversale.
Il s’appuie sur trois piliers – les « périodes historiques », les «
domaines artistiques » et les « listes
de thématiques » – et implique la composition d’équipes de professeurs dédiées.
De fait, il oblige les disciplines à consacrer du temps à cet enseignement.
Revenir
sur les définitions historiques de la transversalité peut être intéressant.
Dominique Poulot note que le terme apparaît en 1611 à propos d’une voie. En
termes de didactique, la transversalité a pour définition au sens propre « qui
traverse une chose en la coupant » et au figuré « qui utilise, prend
en compte ou recouvre plusieurs domaines et techniques ». L’expression d’ « enseignement
transversal » fait, quant à elle, son apparition dans le Nouveau Littré. Richesse et ouverture
sont les caractéristiques principales de la transversalité. Comme le remarque
Dominique Poulot, elle signifie, dans tous les cas, s’éloigner du modèle canonique
à partir duquel se définit un champ traditionnel.
A
partir de ce postulat, Dominique Poulot propose trois origines et postures face
à cette notion. La première remonte à Paul Oskar Kristeller et à son étude Le système moderne des beaux-arts (The modern system of the arts) publié la
première fois en 1951. Kristeller y oppose un « noyau dur » des arts
(Peinture, architecture, sculpture, poésie et musique) à un autre composé de médiums
non-consensuels (Arts décoratifs, gravure, arts des jardins, danse, opéra, etc.)
au sein d’un système moderne des arts qui s’est fixé au XIXe siècle.
La seconde origine de la transversalité est à trouver chez Clément Greenberg et
son Towards a New Laocoon, publié en
1940. Contrairement à Kristeller, il y a eu pour Greenberg, une confusion
totale des arts, tous dominés par la littérature, qui a entrainé leur chute.
Aussi Greenberg, rappelle Dominique Poulot, souhaite dans ce contexte restaurer
la spécificité de chaque art. L’ultime scénario est assimilé à Jacques Rancière
et à son étude Le partage du sensible.
Esthétique et politique publié en 2000. L’auteur y défend une esthétique
moderne liée au sensualisme et à l’empirisme des lumières.
En
réalité, comme le dit Dominique Poulot, le fait que l’on soit quasi-obligé
aujourd’hui de parler de transversalité est lié à un système moderne des arts
qui dépend d’un ensemble de classifications abstraites. Les XVIIe et
XVIIIe siècles ont vu se constituer un idéal pédagogique qui a été
réutilisé par les sciences de l’éducation. Quatre principales catégories ont
été forgées : la division de l’enseignement en segments (naissance des
disciplines), le découpage en séquences (l’idée de progression), les épreuves (l’idée
du contrôle de connaissances) et la mise en série de l’enseignement. Cette
longue tradition explique pour beaucoup l’arrière plan de la notion de
transversalité. On la retrouve dans la littérature des arts plastiques notamment
à partir des années 60 et 70 puis dans le champ des politiques culturelles. Ainsi, en 1977, le centre Georges Pompidou est
ancré dans cette perspective. Plus récemment, au 104, on peut voir que la transversalité
est inscrite comme programme artistique.
Alors
que les programmes d’histoire des arts doivent associer l’analyse du sens et
des formes, le texte prescripteur paraît oublier, dit Dominique Poulot, la
prise en compte de ce qu’est l’activité du professeur.
Mise en œuvre et faisabilité de
la transversalité en histoire des arts
par
Claire Barbillon (Université
Paris-Ouest Nanterre-La Défense)
L’introduction
d’un enseignement obligatoire d’histoire des arts dans l’enseignement
secondaire en 2008 a suscité des réactions hostiles de l’histoire de l’art. La
raison de cette opposition découlait du fait que les historiens de l’art avaient,
pour nombre d’entre eux, le sentiment, note Claire Barbillon, qu’on allait
laisser enseigner cette discipline par la seule bonne volonté et sans aucune
spécialisation. Passé ce positionnement initial, il fallait choisir une posture :
ou bien se replier et partir ou s’atteler au travail et voir ce qu’il était possible
de faire.
Ainsi,
des formations continues en histoire des arts sont désormais organisées par
certaines universités et notamment Paris Ouest Nanterre-La Défense. Comme le
rappelle Claire Barbillon, les précédentes expériences dans ce domaine ont essayé
de mettre à disposition des élèves et des professeurs du contenu qui joue sur la
transversalité. Il semble que les concepteurs de ces contenus au niveau des
instances dirigeantes cherchaient à donner aux enseignants un savoir encyclopédique
et des « trucs » pour mettre en œuvre immédiatement tel ou tel
élément de ce savoir. Il n’était pas question de faire cela dans la formation continue
à Nanterre. Cette formation consiste en quatre journées pleines de formations à
destination de professeurs de collège et de lycée. Chaque journée est confiée à
un enseignant du supérieur.
On
peut légitimement se demander ce qu’il est possible de faire en une
journée ? Claire Barbillon a choisi d’adopter une double approche. Dans un
premier temps, exposer une des méthodes de l’histoire de l’art. Le choix s’est
porté sur le formalisme puisque c’est par cette méthode que l’histoire de l’art
s’est émancipée à la fin du XIXe siècle et que cette dernière peut
s’appliquer à l’ensemble des productions artistiques par l’usage de cinq
couples de formules antithétiques qui permettent d’entrer dans l’œuvre visible
et de promouvoir la transversalité. Dans un second temps, il s’agissait de
partir d’un objet qui allait permettre de convoquer toutes les méthodes et
toutes les disciplines. Cet objet a été trouvé dans la statuaire monumental
publique ; une forme accessible au plus grand nombre.
L’idée
centrale rappelle Claire Barbillon est de rendre conscient l’enseignant des
méthodes qu’il emploi. L’œuvre d’art n’est ni un miroir, ni un document. Claire
Barbillon le dit encore, il s’agit de faire ressentir que l’œuvre d’art est
tiraillée entre temporalité et phénoménologie.
Ce type de formations ouvre des perspectives futures. En
effet, de nombreux professeurs sont demandeurs d’une formation approfondie. Néanmoins,
remarque Claire Barbillon, tout le travail reste à faire : l’acquisition
des connaissances, la conception des méthodes, l’élaboration des examens, etc. L’objectif
à Paris Ouest serait de pouvoir proposer un bi-master expérimental proposé aux
étudiants ayant fait deux licences et qui à terme permettrait de former des
professeurs de collège mieux armés et plus compétents face au nouvel
enseignement d’histoire des arts.
Enseigner
l’histoire des arts au collège
par Christelle Jouhanneau (Professeur
d’histoire-géographie au collège St-Exupéry)
Depuis
longtemps, remarque Christelle Jouhanneau, les professeurs ont mené des projets
interdisciplinaires, tels les anciens « itinéraires de découvertes »,
avec comme idée centrale que les enseignements correspondaient et se relayaient.
Tout cela a été renforcé avec l’arrivée du socle commun de connaissances et de compétences,
depuis 2005, où les compétences ne sont plus identifiées disciplinairement. L’arrivée
de l’histoire des arts en 2008 n’a fait qu’accentuer ce mouvement.
Pour
Christelle Jouhanneau, la difficulté, avec la parution de cet enseignement au Bulletin
officiel, était de l’intégrer à chaque discipline car il ne s’agissait pas de faire
des cours d’histoire des arts mais de revisiter son enseignement. Cela
nécessite donc déjà une habitude de travail entre collègues. L’idée retenue par
l’équipe d’enseignants dont fait partie Christelle Jouhanneau était de partir
d’un objet commun au plus grand nombre comme la cathédrale de Chartres et le
portail de Conques. Le travail fourni par chaque enseignant permettait
d’enrichir les connaissances des autres et aussi de faire réagir les élèves. Concrètement,
elle constate que les élèves ont apprécié de pouvoir bénéficier d’approches diverses
sur un même objet.
Le
cœur de la méthode de Christelle Jouhanneau est de partir d’une thématique à
partir de laquelle sont convoquées des œuvres d’arts en relation. Procéder de
cette façon favorise grandement l’intégration d’un grand nombre de disciplines.
S’il est difficile en raison du temps de faire un cours complet d’histoire de
l’art, elle constate tout de même que les élèves ont in fine une assez bonne idée globale des œuvres étudiées.
Comme
le dit en conclusion Christelle Jouhanneau, le développement de la sensibilité
et de la curiosité des élèves doit s’inscrire dans un programme général visant,
par l’enseignement d’histoire des arts, à créer une véritable éducation au
regard.
La
transversalité dans les écoles d’architectures
par Hélène Jannière (Ecole nationale
supérieure d’architecture de Paris –La Villette)
Au
sein des écoles, les rapports ne sont pas aisés entre les projets
d’architecture et les autres disciplines. Au sein même de ces disciplines, les
parallèles sont difficiles entre les différents enseignants en raison de problèmes
de subordination et d’instrumentalisation note Hélène Jannière.
S’adresser
à des futurs concepteurs pose à nouveau la question de l’autonomie de
l’enseignement de la discipline de l’architecture ; question
réactualisée par l’intégration de la formation doctorale en architecture. En
effet, en 1969, sont crées les « Unités pédagogiques d’architecture »
(UPA) définies par l’idée d’une pluridisciplinarité, inscrite par exemple dans
les textes officiels de l’ENSAPLV. Il s’agissait, confesse Hélène Jannière,
d’un moment particulier où l’école était ouverte sur la cité. Vers le milieu
des années 1970, s’est affirmée l’idée de recentrer l’enseignement sur le
projet d’architecture. Dans la réforme de 1984, les UPA disparaissent pour
devenir des écoles d’architecture. D’avantage liées à une profession qu’au
paysage universitaire, les écoles d’architectures sont une exception française
en Europe, note Hélène Jannière. Néanmoins, une ambition universitaire s’est
progressivement affirmée et se trouve aujourd’hui renforcée avec l’arrivée de
la réforme LMD.
La
transversalité s’inscrit donc au cœur de l’enseignement des écoles d’architecture
et ce malgré les changements de statuts au cours des cinquante dernières
années. Elles constituent un modèle intéressant pour penser la mise en œuvre
d’un enseignement transversal.
Le musée Rodin : un exemple pour la transversalité ?
par Véronique Garnier (Musée
Rodin)
Comment
le Musée Rodin, qui constitue en soi un lieu transversal et transdisciplinaire,
met-il en œuvre la transversalité au service d’une connaissance. Véronique
Garnier a proposé quelques pistes de réflexions prenant appui sur les dispositifs
de visites guidés prévus par le service culturel et éducatif du musée.
L’une
des formes développées consiste en un dispositif expérimental de
co-disciplinarité nommé plus communément « visite à deux voies ». Il
s’agit d’allier les compétences et les connaissances de deux intervenants au
sein d’une même visite. La volonté est de mettre l’accent sur une série de
paradoxes comme la polysémie des œuvres d’arts et les multiples interprétations
qui peuvent être faites d’un même objet.
Le musée
Rodin, rappelle Véronique Garnier, est lui-même un lieu transversal puisque s’y
réunissent de nombreux métiers. Egalement espace de parole et de transmission, l’espace
intérieur du musée est conçu pour favoriser l’émergence d’un regard intime et
du silence. Il est aussi un lieu paradoxal puisque le visiteur ne peut pas toucher
les œuvres alors qu’il doit être « touché » par ces dernières.
L’un des enjeux de la transversalité au Musée Rodin, et
des dispositifs qui lui sont affiliés, serait d’arriver à faire de l’œuvre un
lieu d’émergence et non pas un lieu d’application. Il est donc central,
rappelle Véronique Garnier, de faire éclore de l’œuvre d’art des problématiques
et dans le même temps susciter la possibilité du plaisir et de l’émotion pour
élaborer et enrichir l‘expérience. La transversalité doit ainsi permettre de
mettre à distance toutes les connaissances acquises, conclut Véronique Garnier,
pour les relier ensuite entre elles et atteindre les concepts.
Eléments
de conclusion
On l’a vu la transversalité, loin d’être ontologiquement
fondée, est le fruit d’une pensée sur les arts, sur l’enseignement et sur la modernité
élaborée au début du XIXe siècle.
Elle tend aujourd’hui à s’affirmer comme un palliatif à la
« crise » des disciplines traditionnelles et comme un principe des
« nouvelles humanités » en redéfinissant les conditions d’apprentissage
des connaissances et de l’exercice de l’enseignement
La transversalité est aujourd’hui un terme accepté et
tend parfois même à constituer un « label » propre à souligner le
caractère moderne d’une réforme. Cette logique semble à l’œuvre à la fois dans
la création des Ecoles nationale d’architecture et dans la création de
l’enseignement obligatoire d’histoire des arts. Au-delà des mots, il semble souhaitable
de s’interroger sur la pertinence d’une telle approche et sur le caractère
réellement « moderne » de la transversalité. Christelle Jouhanneau
l’a souligné, les enseignants n’ont pas attendu la réforme de l’histoire des
arts pour mettre en place des objets d’études transversaux. Néanmoins, en soi, la
transversalité n’est qu’un effet souhaité de l’histoire des arts. Elle est
certes inscrite dans l’arrêté d’organisation de l’enseignement paru en 2008
mais n’en constitue par pour autant un principe fondamental.
Peut-on toutefois exiger d’enseignants formés
disciplinairement de mettre en œuvre une transversalité dont ils peinent à
cerner les fondements et les objectifs. Sur ce point, les formations continues
effectuées par l’université Paris Ouest Nanterre-La Défense, présentées par
Claire Barbillon, constituent sans nul doute un atout majeur pour l’histoire
des arts puisque les professeurs pourront s’appuyer sur les méthodologies
diverses de l’histoire de l’art qui ne sont que le reflet d’une discipline qui
est, à l’image des objets qu’elles se proposent d’étudier, transversale.
Comprendre l’histoire de la transversalité, comme l’a
rappelé Dominique Poulot en introduction, et ses usages passés et présents constitue
dans tous les cas un objet de réflexion central dans les perspectives actuelles.
L’histoire des arts peut de ce point de vue constitue un cas d’étude
intéressant puisqu’il incarne les dispositions et les logiques nouvelles du
savoir qui semble faire de la transversalité son nouvel horizon d’atteinte.
Compte rendu rédigé par Florian Métral