vendredi 17 février 2012

Point de vue : Art de vivre et culture – Démocratisation culturelle

source : lenouveleconomiste.fr




Art de vivre et culture – Démocratisation culturelle

La gratuité ciblée des musées nationaux. A défaut de gratuité totale

Par Olivier Faure

 

Porté avec ferveur par André Malraux au cœur du débat public, le concept de démocratisation culturelle n’a toujours pas trouvé d’écho réellement efficace dans les politiques publiques. L’une des pistes pour s’en approcher réside dans l’instauration de la gratuité totale de l’ensemble des musées nationaux. Expérimentée en 2008, la mesure, quoiqu’efficace en termes de fréquentation, a été abandonnée au profit d’une gratuité ciblée. Un compromis moins coûteux pour l’Etat. Mais aussi efficace ?

Le 10 août 1793. Le palais du Louvre devient le Muséum central des Arts, destiné à exposer les œuvres des collections royales ou provenant des saisies de biens des émigrés. L’entrée y est gratuite. Plus de 200 ans après, pour admirer la Victoire de Samothrace ou la Joconde, il en coûte entre 10 et 12 euros. La gratuité des musées, une idée d’un autre temps ? Pas vraiment puisqu’en 2008, a été lancée une expérimentation de 6 mois portant sur la gratuité totale de 14 musées nationaux à Paris et en province. Si la mesure n’a pas été généralisée par la suite, le principe d’entrée libre au musée continue d’être au cœur des réflexions de nombreux professionnels.
Pour l’heure, les musées nationaux se trouvent au milieu du gué. “La norme depuis avril 2009, c’est l’entrée payante et la gratuité pour les moins de 26 ans, certaines professions comme les enseignants, et les minima sociaux”, détaille Philippe Bélaval, directeur général des patrimoines. Pour les établissements n’étant pas sous tutelle de l’Etat, le choix revient aux collectivités territoriales, qui, bien souvent, s’alignent peu ou prou sur la politique nationale. Mais derrière cet état de fait, une question demeure : la gratuité totale serait-elle souhaitable, efficace, et réalisable ? Et si oui, à quelles conditions ?

50% de subventions publiques
Si la gratuité fait débat, c’est parce qu’elle fait figure de grain de sable dans le business model des musées. Un grain de sable qui peut coûter cher. Au musée d’Orsay, les droits d’entrée en 2011 s’élèvent à 18 millions, soit près d’un tiers du budget annuel de la structure (50 millions d’euros). Une manne financière difficile à combler tant les marges de manœuvre financières des musées se révèlent faibles. Car hors billetterie, les ressources propres de ces institutions ne sont pas légion.
A Lille, le Palais des Beaux-Arts perçoit 300 000 euros de mécénat, et 100 000 euros de location d’espace. A titre de comparaison, l’exposition Boilly qu’a présentée le musée début 2012 a coûté 1 million d’euros à l’institution… A Orsay, les recettes sont plus diversifiées. “En moyenne, en plus de la billetterie, nous retirons 2 millions d’euros de nos expositions itinérantes, 2 millions de la librairie, du restaurant et des audioguides, entre 1,5 et 2 millions du mécénat, 1 million de la location d’espace et autant de la marque Orsay et des droits photo sur nos œuvres. Soit 7.5 millions en tout”, détaille Thierry Gausseron, administrateur général des musées d’Orsay et de l’Orangerie.
Une manne propre à financer des institutions qui emploient des centaines de salariés et accueillent des centaines de milliers de visiteurs ? Non. Aussi, l’Etat, directement ou par l’intermédiaire des collectivités, met-il la main à la poche. Et ce dans des proportions importantes puisque les musées nationaux fonctionnent en général grâce à 50 % de subventions publiques. “Sur nos 50 millions de budget, 25 proviennent de l’Etat, sous forme de subventions et de la prise en charge du salaire des deux tiers du personnel”, détaille Thierry Gausseron.
Dans les institutions non nationales, la part de financement public se révèle plus importante encore. “La ville prend en charge l’intégralité de notre budget de fonctionnement, et apporte aussi une part variable dans la production de nos expositions temporaires”, explique Anne-Françoise Lemaître, directrice du développement et de la communication au Palais des Beaux-Arts de Lille.
Une manne publique d’autant plus importante que son substitut “naturel”, l’appel aux fonds privés, ne présente pas toutes les garanties, surtout en période de crise. “On note un recours accru au mécénat ainsi qu’une grande inventivité des musées en la matière. Mais c’est une ressource qui souffre d’une certaine volatilité due à la fois à la conjoncture économique et à l’expectative politique du moment”, explique Philippe Bélaval. Et le même de poursuivre : “De plus, le mécénat se porte sur des éléments visibles, comme la restauration de la galerie des glaces, à Versailles. Mais si on parle de la réfection de la tuyauterie d’un musée, là, il y a tout de suite moins d’intéressés. Idem pour les institutions moins connues que les grandes parisiennes, vers qui les mécènes se tournent moins facilement.”

Coûteuse gratuité
Financièrement, les musées peuvent-ils donc se passer des recettes de leur billetterie ? Non, répond Françoise Benhamou, économiste de la culture, professeur à l’université Paris XIII et membre de l’Arcep, qui souligne dans un article paru dans le numéro de juin 2008 de la revue Esprit que “la gratuité totale des musées aurait un coût de 165 à 200 millions d’euros”. Une somme dont la prise en charge reviendrait logiquement à l’Etat. “Guère souhaitable dans le contexte actuel des finances publiques”, ajoute celle qui craint autant les effets directs de la mesure que ses conséquences induites.
Ainsi, contrairement à ce que l’on pourrait penser, la gratuité appelle la gratuité et les visiteurs “qui entrent gratuitement dépensent moins” dans les boutiques et restaurants des musées, affirme-t-elle dans ce même article. Autre élément pointé du doigt par Françoise Benhamou, “le renforcement de l’accueil du public, de la maintenance et de la surveillance” qu’induirait l’augmentation de la fréquentation, et qui constituerait une charge financière supplémentaire.
Bref, tout un faisceau d’éléments faisant craindre à l’économiste que, même en cas de compensation du manque à gagner par l’Etat, “des économies soient faites sur d’autres aides à la culture, par le ministère ou au sein des établissements concernés, sur des budgets réputés flexibles : activités pédagogiques, accueil, etc., de sorte que la gratuité se traduirait par une détérioration de la qualité du service offert à ceux-là mêmes qu’on entendait attirer vers le musée”. Quant à la question d’un apport accru du secteur privé, il reviendrait selon Françoise Benhamou à “marchandiser des espaces qui doivent rester avant tout des lieux muséographiques”.
Malgré ces freins, la gratuité peut toutefois se révéler viable sur la durée. Les grands établissements britanniques – British Museum, National Gallery… – en sont la preuve. Une réussite que veut nuancer Philippe Bélaval : “Premièrement, les Britanniques ont moins de musées nationaux que nous. Ensuite, les structures de financement de leurs institutions culturelles sont très différentes des nôtres, et la part de financement privé y est traditionnellement plus élevée. Enfin, en suggérant une contribution volontaire à l’entrée des musées, on voit bien qu’ils essaient de réduire l’impact de la gratuité.”
Sans aller jusqu’à traverser la Manche, d’autres exemples remettent toutefois en question ce scepticisme. Ainsi, au musée de l’Air et de l’Espace du Bourget, la gratuité a-t-elle survécu à l’expérimentation de 2008 pour devenir la norme. Un succès qui tient d’une part à la particularité de cette institution, mais pas seulement. “Autrefois, le mot client était tabou ici. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas, et nous développons une vraie stratégie marketing pour attirer davantage de visiteurs. Cela nous oblige aussi à nous montrer beaucoup plus dynamiques pour dénicher des investisseurs privés, pour trouver de nouvelles idées”, affirme Pascale Nizet, responsable des relations extérieures du musée.
Ainsi, depuis 2008, la structure s’est-elle dotée d’un restaurant, d’un espace enfants, et a mis en place de nouvelles tarifications, avec notamment un système de pass couplant l’entrée libre aux collections permanentes avec certaines animations payantes. Car pour attirer le chaland autant que pour faire entrer de l’argent dans les caisses, le musée propose des visites d’avions mythiques, de cockpits, ou des sessions en simulateurs avec un droit d’entrée qui permet d’amortir le coût de la gratuité. Un musée qui devient parc d’attraction ? Pascale Nizet s’en défend.
“Notre conservateur reste bien campé sur ses positions et ses préoccupations demeurent avant tout muséales. Par ailleurs, nos animations sont, à l’exception de quelques-unes de l’espace enfant, pédagogiques bien avant d’être ludiques.” Un modèle viable, donc, même si la gratuité pourrait être remise en question en 2013 au Bourget, afin d’absorber les lourds investissements auxquels va devoir faire face le musée.
Au-delà de l’aspect financier, c’est la question de la démocratisation de l’accès au musée qui se pose. Deux visions s’affrontent chez les scientifiques. La première, défendue notamment par Jacqueline Eidelman, chef du département de la politique des publics de la Direction générale des patrimoines, et auteur de l’étude sur l’expérimentation de 2008. Pour elle, aucun doute n’est permis.
“La gratuité est un levier de fabrication de la familiarité avec les musées. Elle amène de l’état de ‘peu visiteur’ à celui de ‘très visiteur’. Notamment chez les jeunes, puisque 7 fois sur 10, leur acte de visite a été motivé par la mesure de gratuité. Et parmi ces jeunes, ce sont ceux issus des classes populaires qui se sont le plus mobilisés.” Des observations qu’ont notées de nombreux professionnels. “L’année de l’expérimentation a représenté un pic de fréquentation considérable, se souvient Anne-Sophie Grassin, responsable de développement des publics au musée de Cluny.
De 306 000 visiteurs environ les années précédentes, nous sommes passés à 360 000, soit une augmentation de 17 %, essentiellement due à une hausse de fréquentation des jeunes. Par ailleurs, deux tiers des enquêtés en 2008 étaient des primo visiteurs.” Même constat au musée du Bourget, où le nombre de visiteurs plafonnait à 200 000 avant la gratuité les “années salon” et où 318 000 curieux ont été enregistrés en 2011. Bref, la gratuité permettrait de gagner le pari de la démocratisation. Et, en drainant davantage de visiteurs au musée, augmenterait le nombre de clients potentiels des boutiques et autres restaurants des institutions. Sans compter que la fréquentation du musée entrerait davantage dans les mœurs de populations jusqu’ici peu enclines à y passer leur samedi après-midi.
Autant d’observations dont Françoise Benhamou nuance les conséquences. “Cette hausse de fréquentation résultait de plusieurs éléments : curiosité des visiteurs pour une mesure récente, qui n’induit pas de changement durable des habitudes vis-à-vis des musées, effet d’aubaine pour les gens fréquentant déjà ces institutions, amélioration de l’offre.” Et la même d’asséner un chiffre qui semble corroborer ses dires : “Dans toutes les études sérieuses, les gens affirment que la gratuité ne joue dans l’acte de visite que pour 5 % dans un ensemble de facteurs.” N’oublions pas non plus que l’entrée du musée le plus visité du monde, le Louvre, demeure… payante.
Bref, des visions contradictoires qui résultent, selon Jacqueline Eidelman, de la querelle d’experts. “On retrouve là l’opposition entre les tenants d’une doctrine de la reproduction sociale, sceptiques quant à l’impact de la gratuité. Et à l’inverse, ceux qui défendent une sociologie de l’individu et du changement.”

Le bon compromis ?
Pas facile, dans ces conditions, de s’y retrouver. Aussi l’Etat a-t-il tranché en faveur d’une gratuité partielle en faveur des plus réceptifs au non-payant : les jeunes. Une sage décision selon Philippe Bélaval. “Une gratuité appliquée à certains groupes sociaux permet une appropriation de la mesure par ces derniers, de telle sorte que ceux-ci acquièrent une réelle motivation à la visite.” Une appropriation que l’on ne retrouve pas dans un processus de gratuité généralisée. D’autres éléments, comme l’entrée libre les premiers dimanches du mois, permettent par ailleurs d’augmenter l’impact de la mesure. Et de rendre le musée accessible aux autres cibles de la démocratisation : les classes populaires.
Si la gratuité peut apparaître comme un moyen de faire tomber une barrière – financière – dans l’accès au musée des jeunes et des plus modestes, elle n’en demeure pas moins insuffisante. En effet, la démocratisation culturelle se prévoit bien avant l’arrivée du citoyen à la billetterie de l’institution. “La médiation, notamment auprès des nouveaux publics des musées, apparaît comme un élément clé pour faire venir – et rester – les néovisiteurs. Sans cela, ceux-ci peuvent trouver le musée rébarbatif, et décider de ne plus renouveler l’expérience”, affirme Philippe Bélaval. Et cela, que l’entrée soit libre ou payante. “Les actions pédagogiques en direction des scolaires, ainsi que le développement de l’éducation artistique à l’école sont d’autres axes sur lesquels il importe de travailler.”
Enfin, la démocratisation pourrait aussi recevoir le soutien d’un allié inattendu : les nouvelles technologies. Les applications sur tablettes et autres smartphones, tout comme l’audioguidage dans le musée via ces mêmes outils, pourraient permettre à la fois de rendre ces institutions plus attractives, voire plus “sexy”. Mais pas plus chères, faut-il espérer.


Entretien avec
Marc Restellini, historien d’art et directeur de la Pinacothèque
“Ceux qui nous accusent de faire du marketing s’en rendent coupables bien plus que nous”

Quel est le modèle économique de la Pinacothèque ?
Nous essayons de faire vivre un musée qui tienne la route sans la tutelle de l’Etat. Dans un sens, nous fonctionnons sur un schéma idéal de mécénat par le public puisque 60 % de nos revenus proviennent de la billetterie, 35 à 40 % de la boutique, et 5 à 10 % de l’événementiel que nous accueillons dans le musée. Mais ce n’est pas parce que nous sommes une structure privée que nous sommes plus chers. Avec un prix d’entrée à 10 euros, la Pinacothèque est en dessous de certains établissements publics, qui tournent davantage autour de 12 euros.

Aucune trace de mécénat privé ?
Aucune. La Pinacothèque est née – comme le MOMA – du choix de plusieurs collectionneurs de mettre de l’argent dans un projet de lieu d’exposition. Pas un centime provenant du mécénat d’entreprise n’a été mobilisé. Par ailleurs, j’ai récemment refusé les 500 000 euros que me proposait une société industrielle pour mettre son nom sur l’affiche d’une de nos expositions.

Pourtant, les musées privés sont souvent taxés de visées mercantiles.
C’est exact. Dès notre création, de nombreux professionnels ont affirmé que nous montions un musée pour faire de l’argent. Mais qui propose des expositions blockbuster ? Nous, avec “Giacometti et les Etrusques”, avec “les Masques de jade mayas”, qui posent de vraies questions d’histoire de l’art ? Ou les grands musées nationaux avec des rétrospectives Monet et Picasso vues et revues ? Ceux qui nous accusent de faire du marketing s’en rendent coupables bien plus que nous. En revanche, nous communiquons beaucoup sur nos expositions car nous ne jouissons pas du même impact médiatique que certaines grandes institutions.

D’où vient cette défiance à l’égard des musées privés ?
En France, on considère qu’il est anormal d’avoir une économie de la culture qui ne soit pas déficitaire. Il existe aussi une espèce de réflexe jacobin qui veut que la culture soit obligatoirement une émanation de l’Etat. A tel point qu’à l’ouverture de la Pinacothèque, on nous demandait souvent, avec une certaine suspicion, d’où venait notre argent.

Où trouvez-vous les économies qui vous permettent de vous passer du soutien de l’Etat ?
Tout d’abord les œuvres présentées dans nos collections permanentes comme dans nos expositions temporaires sont des prêts d’autres musées ou de collectionneurs. Nous fonctionnons ensuite avec des effectifs assez réduits : 120 personnes, à mettre en regard des 1 600 salariés du Centre Pompidou. Ici, c’est moi qui choisis le vernis du catalogue des expositions, sans mobiliser une dizaine de conseillers. Un artiste a besoin d’une vitrine supplémentaire ? Nous l’achetons et elle est disponible deux heures plus tard. Bref, nous supprimons une multitude de niveaux hiérarchiques. La différence se fait aussi au niveau des charges, immobilières notamment. La Pinacothèque occupe 5 000 mètres carrés de locaux “normaux”, répartis sur 2 établissements, qui ne représentent “que” 12 à 15 millions de frais annuels. Les grands établissements publics, eux, se situent dans des proportions bien différentes, un peu déraisonnables par certains côtés. Mais leur vocation est aussi de refléter la puissance d’un Etat.

Vous ne jouez donc pas vraiment dans la même cour.
Grâce au second établissement que nous avons ouvert, nous serons à 2 millions de visiteurs en 2011. Beaubourg en compte 2,6 millions. C’est très comparable.


Musées Rodin et Jacquemart-André
Des business models alternatifs
Propriété de l’Institut de France, la gestion du musée Jacquemart-André a été confiée en 1996 à un opérateur privé : la société Culturespaces, qui pilote plusieurs autres institutions culturelles, comme la Cité de l’automobile de Mulhouse, la Carrière de Lumières de Baux-de-Provence ou encore la Maison Carrée de Nîmes. Son rôle ? Faire vivre le lieu en en assurant l’équilibre financier. Pour ce faire, aucune aide publique. Culturespaces fonctionne uniquement avec les recettes propres que la société parvient à dégager de l’exploitation du musée. 60 % d’entre elles proviennent de la billetterie, 19 % de la boutique, 11 % de la location d’espaces, et 11 % du café.
Un modèle qui permet de rendre le musée rentable. “Toutefois, note Sophie Aurand, administrateur du musée, la prise en charge de lieux comme celui-ci nécessitant beaucoup d’investissements de départ, nos conventions avec les propriétaires courent sur des durées longues de dix voire quinze ans. Pour trouver l’équilibre, il faut du temps.”
Du temps, et une fréquentation élevée. “Les visiteurs étant notre principal capital, nous avons l’obligation de tout mettre en œuvre pour les attirer chez nous et leur offrir le meilleur”, affirme Sophie Aurand. Un argument autant économique qu’artistique. “Nous sommes condamnés à faire de la haute-couture. C’est la raison pour laquelle nous ne travaillons qu’avec des spécialistes chevronnés”, poursuit l’administrateur du musée. Un renversement de la logique traditionnelle dans lequel, selon l’ancienne administratrice générale de la RMN, tout le monde trouve son compte.
La synthèse entre une offre culturelle de qualité et une gestion équilibrée a cependant un prix. Des effectifs réduits – 70 salariés en période d’exposition, une trentaine lors de moments plus creux – un personnel polyvalent, des supports techniques et administratifs calculés au plus juste et une recherche permanente de mécénat privé. Mais le respect des budgets ne s’explique pas que par cette gestion rigoureuse. Le maintien, à la charge de l’Institut, de frais importants comme la rénovation du lieu ou de certaines œuvres dont il demeure le seul et unique propriétaire, soulage Culturespaces de frais majeurs, même si la société paie une redevance annuelle afin d’aider à certains de ces travaux. Enfin, la politique tarifaire du musée, si elle demeure dans la moyenne des autres institutions parisienne – 11 euros l’entrée – exclut toute gratuité, hormis pour les handicapés et les enfants.
Le musée Rodin fonctionne sur une organisation différente de celle de son confrère du boulevard Haussmann. Musée national, il présente la particularité de s’autofinancer, sans l’aide d’aucune subvention publique. Un statut qui fait suite au legs par le sculpteur de l’ensemble de ses œuvres à l’Etat, qui a permis de dupliquer celles-ci – douze exemplaires d’une seule et même œuvre étant considérés comme des originaux – et de les vendre. Or, après la mort de l’auteur du Baiser, de vastes collections se sont constituées, aux Etats-Unis notamment, qui ont permis au musée de gagner beaucoup d’argent. Une manne que l’institution de la rue de Varenne a en partie placée, et dont elle jouit aujourd’hui des revenus. Mais la corne d’abondance ne s’est pas encore tarie. En effet, si le musée ne possède plus de Penseur, il lui reste encore à vendre des œuvres – quelques Portes de l’Enfer par exemple – qui peuvent représenter une manne non négligeable.
Mais avant que cette source ne s’essouffle complètement, le musée développe aussi d’autres types de revenus. “Les droits d’entrée, la location d’espaces et la boutique représentent d’autres postes de recettes importants”, déclare Clémence Goldberger, chargée de communication du musée. Le mécénat, lui aussi, n’est pas négligé. “Mais un mécénat de compétence, nuance cette dernière, en contrepartie de quoi nous offrons des laisser-passer ou réalisons des mises à disposition privées.”
Malgré cette indépendance financière, le musée n’en reste pas moins national. Aussi doit-il se plier aux mesures de gratuité partielles qui sont la norme pour ces établissements. “En 2011, nous avons enregistré 411 000 visiteurs payants contre 230 000 gratuits”, détaille Clémence Goldberger. Un service public d’accès à la culture assuré par une structure qui s’autofinance. Remarquable. Mais fondé en grande partie sur la vente des bronzes d’un artiste mort en 1917.


Interview – Jean-Michel Tobelem, directeur de l’organisme d’études et de recherche Option Culture, et auteur en 2010 de Le Nouvel Age des musées (Armand Colin), défend l’efficacité de la gratuité totale des musées
“La gratuité se révèle efficace. Personne ne peut affirmer le contraire”

Qu’est-ce qui rend la gestion d’un musée si complexe ?
La tension permanente entre deux éléments qui composent l’ADN des musées. D’un côté, la conservation des biens patrimoniaux que la société estime devoir transmettre à ses descendants. De l’autre, la mission d’ouverture, de diffusion et d’exposition au public de ces mêmes structures. Deux impératifs contradictoires, puisque dès lors qu’un individu entre dans un musée, il fait prendre un risque aux œuvres qui y sont conservées. La fermeture de la grotte de Lascaux constitue l’exemple ultime de ce paradoxe.

Pourquoi parler d’un “nouvel âge” des musées ?
Car malgré l’image de permanence et de tradition qu’elles véhiculent, ces institutions ont profondément évolué. Après la Seconde Guerre mondiale, celles-ci se trouvaient très affaiblies. Les décennies 1960-1970 les ont ensuite vues se moderniser progressivement, puis la massification de l’enseignement, l’accès de la population à davantage de temps libre et à la culture, ainsi que la part grandissante du tourisme international ont accéléré les choses. Les musées apparaissent aujourd’hui comme des organisations de grande ampleur, auxquelles les sciences de gestion ont aujourd’hui légitimité à s’intéresser, ce qui, en soi, constitue déjà une grande nouveauté.

Qu’entendez-vous par organisations ?
Lorsque vous gérez 500 salariés, 50 millions d’euros de budget et une grosse activité de programmation, des enjeux de gestion propres à toute organisation apparaissent. Formation, motivation des salariés, conduite de changement, modes de financement sont autant d’éléments que vous ne pouvez plus prendre à la légère. Il importe donc de savoir fixer des objectifs prioritaires et d’avoir une vision stratégique de son développement, notamment en matière financière puisque les musées sont redevables aux citoyens de leur utilisation des deniers publics.

Les publics, justement, ont eux aussi changé en cinquante ans.
Il s’agit là d’un point décisif. Autrefois, l’accès aux œuvres constituait l’unique élément qui importait aux visiteurs. Aujourd’hui, ces derniers font preuve d’une exigence croissante à tous points de vue. Ils possèdent des points de comparaison avec d’autres structures, étrangères notamment, et se montrent toujours plus sensibilisés à la qualité de ce qui leur est proposé. Côté collectivité aussi, la donne a changé. Celles-ci attendent de leurs institutions culturelles qu’elles jouent un rôle majeur dans le développement de leur territoire, sur les plans éducatif, touristique, de l’insertion… Là aussi, l’exigence s’accroît. Mais les budgets, eux, sont à la baisse.

Comment surmonter les difficultés dues à cet effet de ciseaux ?
Pour commencer, si les collectivités insistaient sur le fait que les musées font partie de leur politique globale, elles parviendraient sans doute à défendre avec plus d’efficacité les budgets qui leur sont alloués. Quand l’argent public se fait rare, reste ensuite la tentation naturelle de se tourner vers des sources de financement privées. Malheureusement, le mécénat a plutôt tendance lui aussi à se réduire du fait de la conjoncture économique, et l’on voit mal comment il pourrait compenser la réduction du niveau des subventions. De plus, ont émergé de nouvelles préoccupations pour les entreprises comme le développement durable ou la RSE, qui devraient capter une grande partie de la manne autrefois allouée à la culture.

Dans ce contexte, la gratuité ne semble guère souhaitable.
En matière de tarification, il importe de distinguer deux ordres d’institutions : les grandes structures parisiennes et les musées municipaux de villes moyennes. Pour ces derniers, la gratuité n’apparaît pas comme un enjeu majeur puisque leurs publics se composent en grande partie de scolaires et de moins de 18 ans qui ne paient pas, ou de visiteurs qui choisissent des moments de gratuité temporaire, comme certains dimanches ou les journées du patrimoine. Bref, une fréquentation payante assez faible qui réduit la marge de manœuvre de l’institution.

Pour autant, l’entrée demeure payante pour le grand public.
En effet et on peut le regretter. J’établis souvent un parallèle entre ces musées et les bibliothèques municipales. L’accès à ces dernières est totalement gratuit et personne ne vient contester cet état de fait. Pourquoi ? Car on considère qu’il s’agit d’espaces d’éducation importants qui doivent à ce titre être financés par des fonds publics. Comme la bibliothèque représente l’accès au livre, le musée est synonyme d’accès à l’art. Dans ces structures de taille moyenne, la gratuité aurait de surcroît une autre vertu : en augmentant, même de façon modeste, la fréquentation, elle permettrait d’optimiser les coûts fixes, et représenterait donc un vrai gain en termes de rentabilité.

Qu’en est-il des musées nationaux ?
Les enjeux sont très différents car il s’agit de vedettes internationales extrêmement fréquentées, avec des niveaux de financement très significatifs. La question est ici de savoir si la France peut se permettre de rendre ses musées gratuits, comme l’ont fait d’autres pays. A Londres par exemple, tous les musées sont en entrée libre, ce qui permet à la ville d’offrir aux habitants comme aux touristes une somme colossale de choses à visiter. Ce qui peut d’ailleurs inciter ces derniers à allonger leur durée de séjour, et donc à dépenser davantage dans les hôtels et les restaurants. Tout le monde s’y retrouve.

Mais en contrepartie, le prix des expositions temporaires s’est envolé.
Il n’y a aucun lien de causalité entre la gratuité des collections permanentes et le coût des expositions temporaires. Au château de Versailles, l’entrée est chère, les événements ponctuels aussi. Idem au Louvres. Pour autant, cela ne justifie pas d’entrer dans un calcul cynique où la gratuité du temporaire justifierait une hausse des prix du permanent. Si on considère la gratuité comme légitime, elle doit l’être pour l’un et l’autre. D’autant qu’il faut à tout prix lutter contre l’inflation des prix d’entrée.

Vous défendez donc la gratuité pour tous et pour tous les contenus ?
A mes yeux, il s’agit du pire des régimes à l’exception de tous les autres. A quatre conditions absolument primordiales cependant : que le site soit attractif, qu’il se renouvelle régulièrement, que les modalités d’accompagnement du visiteur soient de qualité, surtout pour les nouveaux publics, et enfin que la mesure soit connue du grand public. Alors la gratuité se révèle efficace. Personne ne peut affirmer le contraire.

Qu’entendez-vous par efficace ?
D’une part le surcroît de fréquentation indéniable qu’entraîne la gratuité. C’est une simple question de bon sens : On se rend plus facilement sur un site gratuit que sur un site payant. Et l’expérience le prouve. Les musées londoniens connaissent d’ailleurs une fréquentation exceptionnelle, qui a crû depuis l’instauration du non-payant. D’autre part, l’accès libre permet de diversifier les publics, comme le prouve l’étude menée par Jacqueline Eidelman ou celle réalisée par le ministère de la Culture sur la gratuité du dimanche. Certes il ne s’agit pas d’une baguette magique permettant de faire venir les ouvriers au musée. Mais cela fait incontestablement partie des diverses mesures à mettre en place pour démocratiser ces institutions.

Les professionnels se montrent plus sceptiques.
Même s’ils sont convaincus du bien-fondé de la mesure, ils se disent qu’il ne vaut mieux pas lâcher une source de revenus qui leur est acquise. L’idée aurait pu être de parier sur un remboursement du manque à gagner par l’Etat. Ils ont préféré ne pas miser là-dessus, par sécurité. Certains se disent aussi que la gratuité renvoie à une image de conservateur amateur.

Justement, la culture payante, c’est aussi un garant et une preuve de sa valeur.
Selon moi, cet argument n’a aucune portée. Les cathédrales n’ont-elles aucune valeur sous prétexte qu’elles sont gratuites ?

Reste en suspens la question du financement…
Elle est à relativiser. Les musées ne s’écrouleront pas s’ils passent au tout gratuit car on trouvera des recettes alternatives : boutiques, restaurants, tournages de films, location d’espace… Encore une fois, les musées britanniques s’en sortent très bien avec d’autres sources de revenus comme la collecte de fonds, auprès d’entreprises, de fondations voire d’individuels. Par ailleurs, si le public vient en plus grand nombre, il consommera plus dans les différents espaces du musée. Et les mécènes seront davantage intéressés à aider des structures qui accueillent 2 millions de visiteurs que 500 000. Bref, c’est un cercle vertueux qui s’engage.