Le "rêve français", c'est parier sur la culture
par Olivier Poivre d'Arvor, Directeur de France Culture.
S'il existe bien un rêve français, un rêve d'exception et de première nécessité, un rêve qui n'a pas fini de nous tenir créatifs, c'est bien celui de la culture. Quel responsable politique oserait nier, en cette période de campagne électorale, que si la France, avec seulement 1 % de la population mondiale, est toujours plus grande qu'elle-même, y compris économiquement, c'est à la culture qu'elle le doit ?
Et pourtant ces dernières années, quelque chose de ce beau rêve
français s'est fragilisé comme se sont épuisés et vulgarisés les mots
pour dire
ce désir de culture. Inquiets devant les changements majeurs proposés
par la révolution numérique, économiquement menacés dans l'exercice de
leur métier, attachés à un singulier modèle français, préoccupés de faire société comme d'être
au monde, les acteurs de la culture attendent d'un projet citoyen qu'il
place la création, sa transmission et son accès le plus large à une
place centrale.
Car une politique culturelle efficace, c'est une réinvention
permanente. Dans les années 1930, en pleine Dépression, l'Amérique
invente le New Deal : alors que la crise et le chômage font rage, loin de sacrifier le budget des arts de son pays, le président Roosevelt se propose de remonter le moral de la nation et de relancer
l'emploi avec une nouvelle donne culturelle. A travers un ambitieux
programme, il commande des dizaines de milliers d'oeuvres pour les lieux
publics, et finance la création théâtrale et musicale.
Allant de pair avec une ouverture exceptionnelle aux créateurs et
savants du monde entier sur le sol américain, cette nouvelle donne
contribuera de manière décisive à construire
l'hyperpuissance américaine dans les trois domaines que sont les
industries culturelles, l'ingénierie intellectuelle et scientifique et
le marché de l'art. On connaît le résultat : après avoir
inventé et contrôlé Internet, dont ils captent près d'un tiers des
revenus mondiaux, les Américains disposent de ces puissants monopoles
financiers que sont Google, Facebook, Twitter, YouTube, Apple, Amazon, iTunes, Yahoo... Il serait plus que temps, en France comme en Europe, d'inventer d'intelligentes ripostes et d'investir dans les industries numériques.
A bien des égards, l'extraordinaire pari fait par François Mitterrand et Jack Lang
dans les années 1980 s'est construit sur une pareille ambition. Hors de
Paris, comme à Lille, à Nantes... Les grands travaux de la culture ont
cela d'exaltant qu'ils ne seront jamais achevés ! Faut-il d'ailleurs rappeler qu'en matière culturelle un euro engagé par la puissance publique en mobilise dix autres, dont ceux majoritaires des citoyens ?
Quant à la question numérique, elle ne saurait résumer ni même porter
une politique culturelle. Mais elle est une urgence politique, tant le
développement de cette économie immatérielle de la création et de
l'innovation peut être un moteur de compétitivité et de croissance. Face à des mutations dont les mouvements sont loin d'être stabilisés, et plutôt que de prolonger
un affrontement stérile et souvent artificiel entre internautes et
créateurs, un "Grenelle de la création à l'ère numérique" devrait permettre de construire l'après-Hadopi dans une indispensable, large et sereine concertation entre tous les acteurs.
Face à la financiarisation du monde, l'exigence de régulation doit favoriser la recherche de nouvelles contributions. Internet ne saurait être une zone de non-droit, sans frontières, règles ou péages. Reste à travailler enfin sérieusement sur les différentes modélisations économiques de substitution. A développer le soutien à des offres légales, à faire évoluer la chronologie des médias. A consolider les droits à rémunération des créateurs, à assurer
la pérennité d'un système français de soutien au financement de la
création audiovisuelle et cinématographique, inégalé dans le monde.
Bref, à adapter de manière dynamique le financement de la création à ces nouvelles opportunités de diffusion.
L'Etat, dans sa neutralité et son intégrité face aux puissances d'argent, doit pouvoir redevenir ce point de rencontre et d'arbitrage. L'Etat stratège doit permettre une nouvelle gouvernance publique avec les collectivités territoriales afin d'encourager leur attractivité de même qu'irriguer tous les espaces oubliés, tous les quartiers abandonnés, développer
les pratiques amateurs. De la qualité de ceux qui le servent au
ministère de la culture, comme dans les établissements publics, dépend
beaucoup.
Notamment, la mise en oeuvre avec le ministère de l'éducation
nationale, dès l'école primaire et jusqu'à l'université, d'un plan très
ambitieux de l'éducation aux arts. Car seule notre école peut assurer
une égale et précoce rencontre avec les oeuvres, avec les artistes,
dans ses murs, comme dehors, là où se fait la culture. Mais également en
créant les véritables campus culturels de demain où les sports et les
arts pourraient réaliser le double idéal du lien social et du soin de soi !
L'avenir, ce sont bien la culture, la recherche, l'éducation. Dans une économie mondialisée, rien n'est plus important que de disposer de la connaissance. "Quand la France rencontre une grande idée, elles font, ensemble, le tour du monde", écrivait François Mitterrand. Belle définition du soft power à la française, tandis que les moyens de notre diplomatie culturelle sont aujourd'hui en berne.
Redevenons donc ambitieux et inventons, y compris à l'échelle
européenne, cette nouvelle économie de la création, cette nouvelle
écologie du savoir.
Pour cette nouvelle donne, c'est l'état d'esprit qui sera moteur de
tout : créons un bel élan populaire, étonnons par l'ampleur et
l'intensité des initiatives, par notre désir d'un nouvel art de vivre ensemble. Et soyons sages, comme l'entendait Oscar Wilde, car "la sagesse, c'est d'avoir des rêves suffisamment grands pour ne pas les perdre de vue lorsqu'on les poursuit" !
Il est aussi l'auteur de "Culture, état d'urgence" (éd. Tchou, 146 p., 9,95 €)