note de synthèse sur le colloque de florence
Pourquoi enseigner
l’histoire de l’art ? (22-23 mai 2009)
Contexte
général :
• France.
L’instauration d’un nouvel enseignement d’histoire des arts dans le cursus
scolaire des élèves français et la spécificité de son statut – en tant qu’il
n’est pas introduit à l’école comme discipline à part entière – interpelle de
fait la communauté française des historiens de l’art. S’ils ont beaucoup
milité, suivant en cela l’héritage d’André Chastel, pour que l’histoire de
l’art soit introduite à l’école, il n’en reste pas moins qu’au regard des
exigences posées par les programmes publiés au BO, aucune didactique ni aucun rapport spécifique à l’œuvre d’art dans
le cadre d’une formation primaire et secondaire n’avaient été clairement
définis jusqu’à présent.
• Italie. A contrario, un enseignement d’histoire
de l’art existe depuis près d’un siècle en Italie – ce qui a permis au corps
enseignant comme aux formateurs de développer des outils pédagogiques et
didactiques – mais il se trouve aujourd’hui menacé. Il y est à la fois phagocyté par lui-même, et notamment par
l’inadéquation de son contenu et de ses
méthodes à l’attente des élèves, comme en témoigne l’échec de la réforme
engagée par le gouvernement italien en 2005, paralysé par son incapacité à lui
conférer un statut particulier au sein de l’enseignement des humanités, et
fortement remis en cause, enfin, par l’appareil politique.
• Problèmes communs
et axes de réflexion. les historiens de l’art français et italiens sont, en
outre soumis à une difficulté qui leur est, cette fois, commune : c’est le rapport complexe des universitaires à
l’enseignement secondaire. Il se traduit en Italie par un fort
cloisonnement entre les deux niveaux, et en France par la tentation que l’on
pourrait qualifier d’abstractive de
vouloir transférer les modèles de l’enseignement supérieur sur l’enseignement
scolaire, indépendamment de leurs spécificités mutuelles. La réflexion à mener
devait donc bien se poser en terme de contenu :
les universitaires ont ici l’occasion de penser cette discipline dans sa
spécificité, au regard de leurs propres compétences et de leurs parcours
historiques – et nationaux – différents. Si les programmes esquissent un
ensemble de compétences et encadrent les enseignements, ils ne résolvent pas de
fait la question des méthodes d’enseignement ni celles des rapports spécifiques
aux œuvres qu’il implique.
• Enjeu. Il est double. Il s’agissait de
déterminer d’une part la place qu’il
faut accorder à l’histoire de l’art – au sein de l’histoire des arts, mais
aussi au sein de l’école – rassurant de fait les historiens de l’art en les
laissant s’emparer d’un sujet qui les concerne au premier chef, et de finaliser
d’autre part les objectifs à
attribuer à cet enseignement : transmission de connaissances, et en cela
socle de culture générale et fondement des humanités, facteur d’intégration, ou
discipline d’éveil. On retiendra néanmoins, en tout état de cause, qu’il est
avant tout question du rapport qu’entretiennent les publics à l’image, au
centre de notre appréhension contemporaine des événements. L’éducation du
regard demeure en définitive l’enjeu essentiel.
I.
Etat des lieux de l’enseignement de l’histoire de l’art
a. Dans
l’enseignement scolaire : un bilan contrasté
Italie
•
un enseignement créé en 1903,
d’abord expérimenté en 1905, puis généralisé.
•
un programme qui repose
essentiellement à l’origine sur un cahier d’images et de chef-d’œuvres à
connaître. Les manuels vont ensuite jouer un rôle primordial (notamment celui
d’Argan).
•
un objectif : au départ,
l’enseignement a vocation à construire une culture unitaire dans l’Italie
fragmentée, ce qui fut maintenu par le fascisme. Aujourd’hui, on insiste sur
son caractère formateur (notamment en terme de lecture des images et de
réappropriation du passé, surtout local, à des fins d’appréhension du futur).
•
les problèmes : (1)
l’adéquation des programmes aux conditions d’enseignement (mauvaise) ; (2)
la question statutaire des enseignants (réglée en 1930) mais qui va céder
ensuite la place à celui de leur formation (encore en question aujourd’hui) ;
(3) le problème de son autonomie ou de son rattachement disciplinaire :
contre l’autonomie de l’enseignement, obtenue par Venturi, on retient son
caractère foncièrement transdisciplinaire. Une des voies récemment proposées
fut de le rattacher à l’histoire ou à l’italien. La tentative de réforme de
2005 en Arte e musica fut un échec.
La situation demeure aujourd’hui confuse, et la crispation disciplinaire est
aussi à l’ordre du jour (de la part des historiens comme des historiens de
l’art).
France
•
un enseignement à l’origine
illustratif : l’histoire de l’art fut instaurée tardivement à
l’université (1893-1899). Elle est présente dans les concours de recrutement
d’histoire, puis dans les manuels de manière accessoire ou auxiliaire
(1902-1970), toujours considéré comme illustration de l’histoire générale dans
les manuels scolaires. l’art est souvent vu par les historiens comme un moment
historique de l’apogée d’une civilisation ou, avec le tournant marxiste, comme
la manifestation de superstructures. (O. Bonfait)
•
premiers problèmes :
l’introduction de l’analyse plastique par les historiens, souvent maladroite,
relève d’une méconnaissance des concepts dont il est fait usage. Pas de véritable
articulation entre analyse esthétique et histoire intellectuelle.
•
de l’histoire de l’art à l’histoire des
arts : Le passage de l’histoire tout court à l’histoire des arts peut
permettre d’y remédier à condition d’en faire et de le concevoir comme le socle
d’une culture générale, la base de l’enseignement des humanités (O. Bonfait).
La mise en place d’un enseignement transversal et thématique autour de six
grands domaines, à tous les niveaux, est ambitieux (P. Baqué).
•
nouveaux problèmes ? Se posera
la question de savoir qui enseigne à qui, et comment sont formés les
enseignants. La solution envisagée sera sans doute une coordination effectuée
par les chefs d’établissement.
Les
Italiens voient dans notre enseignement l’équivalent de leur phase d’expérimentation,
et ont du mal à concevoir son absence d’autonomie, notamment en terme d’usage
des concepts. Ils lisent aussi, entre autres, dans sa mise en place,
l’équivalent d’un retour du « bon goût » à la française et de
l’enseignement correct « pour une jeune fille bien élevée » (E.
Franchi). Ils considèrent néanmoins son instauration comme une occasion de
réaffirmer leur enseignement, et ont conscience de la phase de turbulences et
de doutes que traverse le leur.
b. A
l’université : des perspectives très différentes en Italie et en France
On notera en premier lieu que si E. de Chassey met l’accent sur l’état
de la recherche en histoire de l’art
aujourd’hui, A. Pinelli consacre son intervention à l’enseignement, et aux
nouvelles difficultés qui s’y présentent.
• Formation du corps
professoral. En France, différentes chapelles liées à
différents parcours : les historiens de l’art ont souvent reçu d’autres
formations préalables : philosophie, lettres, histoire. En Italie,
vieillissement du corps professoral, incapacité à répondre à la demande
grandissante des étudiants.
•
des méthodologies et des contenus peu
novateurs ? Si le paysage de l’histoire de l’art est, en France, pluriel,
et se partage entre positivistes (notamment à l’Ecole du Louvre) et différentes
écoles interprétatives, le linguistic turn et l’iconic turn ont été laissé de coté. Les nouveautés en terme de méthodologie et d’objets de recherche ont
été essentiellement introduites par de non historiens de l’art (Jacqueline
Liechtenstein, G. Didi-Huberman). En Italie, la méthodologie est
essentiellement attributionniste. Mais l’art moderne est étudié depuis une
trentaine d’années, et on voit apparaître de nouvelles méthodes et l’exploitation
de nouvelles sources. L’architecture, très absente du paysage français, est au
contraire très prégnante en Italie.
•
quelles passerelles entre les
différentes institutions qui ont vocation à étudier l’histoire de l’art ? Elles
sont très difficiles en France, entre Université, CNRS, IUF et Musées, où
l’enseignement est, par ailleurs, souvent vue comme une punition. En Italie, au contraire, il n’est pas
rare de voir des directeurs de musées ou des administrateurs occuper ensuite
une chaire d’enseignement.
•
les difficultés : elles ont
trait essentiellement à la massification, qui rend les méthodes et les objets
en décalage par rapport aux formations initiales et aux parcours des élèves.
L’enjeu est sans doute d’arriver à réinventer un nouvel enseignement, qui sache
faire face à ces difficultés, en pensant notamment le premier cycle comme une
propédeutique (A. Pinelli, D. Poulot)
c. Un bilan
politique : l’histoire de l’art, de l’unité nationale à la
« politique de civilisation »
•
Italie. La politique éducative des
musées a placé le patrimoine au centre du débat, dès 1860, à des fins
politiques : celle de l’unité nationale. L’art se présente comme un
élément essentiel de l’identité du peuple. Il est vu, notamment par le régime
fasciste, comme « une expression quasi hégélienne de l’esprit du peuple
italien » (M. Dalai Emiliani). A ce titre, le statut du musée est
ambivalent : il est à la fois ce qui permet de lutter contre la Barbarie,
mais croît aussi avec elle. En définitive, seul 30% de la population fréquente
les musées, son influence est donc relative. Les politiques éducatives des
musées est aujourd’hui progressivement rationalisée. Mais le service des
politiques éducatives au sein du ministère italien de la culture est très
récent.
•
France. La démocratisation des
Beaux-Arts est un enjeu qui est surtout conscient à partir du XIXe siècle. Si
le musée est imposé comme un lieu de mémoire de la république à partir de 1789,
rompant en cela même avec la dynamique des collections privées propre à l’Ancien
Régime, la prise en compte d’un projet éducatif s’impose à partir des années
1920. Les promenades pensées comme des visites pédagogiques, puis les
politiques d’ouverture des musées (comme celle, en soirée, proposée par Henri
Verne en 1936 au Louvre) restent, au départ, mal comprises. La démocratisation
devient un véritable enjeu à partir des années 1960, en complément de l’action
culturelle – dont c’est avant tout l’espace social qui est structurant. Les
approches cognitives, les ateliers pratiques et les parcours fléchés ne doivent
cependant pas conduire à une scolarisation des musées. Néanmoins, au regard de
l’orientation qu’ont prise les musées ces dernières années dans l’élaboration
des expositions, de leur dimension « commerciale » et du succès qu’elles
suscitent, la politique éducative des musées ne peut que revenir au premier
plan, afin d’élaborer de nouvelles perspectives le mieux à même de les faire
entrer dans une politique de « service public » (D. Poulot).
En définitive, l’état des lieux de l’éducation à l’histoire de/des arts
en France et en Italie, est assez hétérogène, manifestant, de part et d’autre
des Alpes, une volonté de profonde transformation, tout en faisant l’objet
d’une autocritique assez négative devant les échecs – ou les succès relatifs –
de leur mise en application politique. Ce qui se détache cependant, notamment à
travers les propos de Marc Fumaroli, est de remettre en avant une approche
transversale des humanités, qui sache lier la lecture des textes à celle des
œuvres, et qui est d’ailleurs fort souvent rappelée par l’ANISA.
II. Perspectives
a. en terme de
contenu : un consensus franco-italien ?
•
prendre acte de la diversité des
publics, tant en terme de culture familiale que de parcours de formation.
La massification de l’enseignement secondaire supérieur et l’arrivée de
nouvelles vagues d’immigration obligent à tenir compte de réalités disparates,
en terme de culture personnel (tant sur le plan quantitatif que sur la
connaissance d’autres systèmes). La formation enfin des élèves des Lycées,
notamment en Italie, très plurielle et non spécialistes pour les débuts de
cursus transforment parfois le cours en « assistance sociale » (F. P.
di Teodoro). Il s’agit donc d’adapter les outils.
•
occidental ou extra occidental ? Au-delà
de la tentation du communautaire, il est absolument essentiel, comme le
souligne Nadeije Dagen, de faire entrer des œuvres d’art extra-occidentales et
de ne pas en rester à des considérations sur les œuvres majoritairement
européennes, siècle par siècle. En d’autres termes, selon elle, l’enseignant
doit être en mesure d’éviter de présenter comme un objet comme universellement
beau, mais en prenant soin de le recontextualiser. Ce qui ne veut pas pour
autant dire qu’on réduit l’étude à des approches communautaires. On prendra
soin aussi de croiser les approches entre les différents arts et les
différentes époques pour une thématique.
•
local et global. La réappropriation
d’un patrimoine local – essentiel et très présent en Italie, et qui a pour
objectif notamment de faire venir des enfants dans les musées, tout en forgeant
un attachement à la ville dans laquelle ils se trouvent – devrait être toujours
confronté à d’autres systèmes de création. Il s’agit de ne pas réduire le beau
à du passé, mais de remettre au contraire en perspective l’histoire
patrimoniale au monde contemporain.
•
il est donc ici question de prendre acte
du caractère fondateur de l’histoire des arts. Il doit être conçu comme un
socle de Culture Générale, au même titre que le furent le latin et le grec (O.
Bonfait). A ce titre, il ne peut être en aucun cas une transposition de
l’histoire de l’art universitaire dans l’enseignement scolaire (E. Franchi). Il
doit au contraire, tout en tenant compte des progrès de la
recherche, s’inscrire dans une logique de transmission structurante et
accessible à tous. On soulignera donc l’importance de l’image (et notamment du
visual art) et un ensemble de compétences pratiques et de connaissances afin
d’être mieux à même d’en saisir le flux. Si l’histoire de l’art fait usage de
la fixité de son media, elle doit être l’occasion d’éviter le zapping et la
passivité des spectateurs devant l’image. (N. Dagen). Il doit aussi être
articulé à des projets pratiques et transdisciplinaires. Marc Fumaroli insiste
par ailleurs sur cette transversalité des contenus qu’il juge essentielle à
l’édification d’une culture commune, qui sait relier l’image au texte et à
l’œuvre.
b. en terme
politique : quelle articulation entre les
institutions présentes dans le jeu ?
•
écoles et musées. Si l’école et le
musée participent, chacun selon leurs compétences, à l’édification d’une
culture et d’une conscience artistique, celle-ci doit néanmoins demeurer
intuitive et ne peut ni ne doit figer les compétences. Elle doit aussi susciter
le désir d’aller au contact de l’œuvre d’art. Il est donc nécessaire de définir
clairement les objectifs de cet enseignement en maintenant un débat, une
possibilité de discuter et d’être libre en face des images, et d’articuler les
différentes institutions en présence. Si les musées ne doivent pas se
substituer à l’école, ils sont en mesure de porter des projets avec elle (comme
en témoigne l’exemple des Offices). Il s’agit de s’inscrire dans une dimension
de service public, qui dépasse le rapport difficile (et originel), de méfiance
réciproque entre artistes et Etat. L’action publique s’impose aujourd’hui, en
termes de culture, comme une nécessité.
•
école et université. L’ignorance des
universitaires en Italie à l’égard de l’enseignement secondaire montre qu’il
est nécessaire de dépasser « l’éternel examen de conscience » (E.
Franchi) et de rappeler que l’art ne se suffit pas à lui-même pour être
compris. En revanche, il est très clair que l’université ne doit pas attendre
de l’école qu’elle forme des historiens de l’art.
•
entre expérimentations et mises en
pratique. L’introduction d’un enseignement optionnel d’histoire de l’art au
lycée méritera d’être aussi étudié dans son impact, tant sur les élèves que sur
les enseignants, tous volontaires, dont il faut aussi déterminer les enjeux
artistiques (H. de Rohan) On prendra aussi soin de l’idée que la phase
d’expérimentation, ainsi que celle de la mise en pratique en Italie fut très
longue et qu’il est intéressant d’en tirer en tant que tel des enseignements.
Il manquera au contraire en France une histoire de l’histoire de l’art, et
notamment des outils didactiques précis.
c. en terme de
support et de méthodes : vers un modèle européen ?
•
la question des manuels. F. P. di
Teodoro souligne l’état dramatique des manuels en Italie, qui figent les
contenus, ne sont plus adaptés, et oublient surtout que les élèves sont jeunes
et non pas des historiens de l’art. Il serait donc intéressant de penser un
manuel plus adéquat, qui pourrait par ailleurs être européen, ou tout au moins
franco-italien. A aussi été évoquée la possibilité de mettre en place des
manuels à l’université.
•
un modèle européen ? La place
de l’art dans l’histoire et la culture de la société européenne pourrait le
soutenir, et des instruments, méthodes de travail et procédés nouveaux
pourraient tout du moins, être élaborées pour ne pas laisser place uniquement
au mode anglo-saxon (E. de Chassey)
Conclusion
Si des points de divergences forts ont pu être identifiés
au cours de ce colloque, il est frappant de voir à quel point les difficultés
et les enjeux, lorsqu’ils dépassent la sphère purement institutionnelle et
s’inscrivent dans une pensée du contenu, des outils, et de prospectives
peuvent, entre l’Italie et la France, se recouper. La communauté des historiens
de l’art, sceptique à l’origine à l’égard du programme d’histoire des arts –
scepticisme partagé par ailleurs par les Italiens ou que l’on pourrait
s’attendre à trouver chez de grandes figures intellectuelles – a en réalité
tout à fait pris l’objet à son compte. Pierre Baqué ne cesse par ailleurs de
s’en étonner. En l’inscrivant dans une perspective plus large, celle d’un socle
de compétences en humanités, et de croisement entre les différents arts, entre
l’image et le texte, Marc Fumaroli a ainsi contribué à légitimer à nouveau
intellectuellement une démarche transversale qui pouvait apparaître réductrice.
La dimension fortement politique et polémique de l’éducation artistique et
culturelle, dans l’histoire italienne comme, sans doute aussi, dans l’actualité
française, n’est de fait pas incompatible avec une véritable confrontation en
terme de contenus, entre Français et Italiens, universitaires et enseignants du
secondaires, historiens de l’art et directeurs de musées.