mardi 6 décembre 2011

Synthèse du colloque "Pourquoi enseigner l'histoire de l'art" (Florence, 22-23 mai 2009)






  
note de synthèse sur le colloque de florence
Pourquoi enseigner l’histoire de l’art ? (22-23 mai 2009)

Contexte général :
France. L’instauration d’un nouvel enseignement d’histoire des arts dans le cursus scolaire des élèves français et la spécificité de son statut – en tant qu’il n’est pas introduit à l’école comme discipline à part entière – interpelle de fait la communauté française des historiens de l’art. S’ils ont beaucoup milité, suivant en cela l’héritage d’André Chastel, pour que l’histoire de l’art soit introduite à l’école, il n’en reste pas moins qu’au regard des exigences posées par les programmes publiés au BO, aucune didactique ni aucun rapport spécifique à l’œuvre d’art dans le cadre d’une formation primaire et secondaire n’avaient été clairement définis jusqu’à présent.
Italie. A contrario, un enseignement d’histoire de l’art existe depuis près d’un siècle en Italie – ce qui a permis au corps enseignant comme aux formateurs de développer des outils pédagogiques et didactiques – mais il se trouve aujourd’hui menacé. Il y est à la fois phagocyté par lui-même, et notamment par l’inadéquation de son contenu et de ses méthodes à l’attente des élèves, comme en témoigne l’échec de la réforme engagée par le gouvernement italien en 2005, paralysé par son incapacité à lui conférer un statut particulier au sein de l’enseignement des humanités, et fortement remis en cause, enfin, par l’appareil politique.
Problèmes communs et axes de réflexion. les historiens de l’art français et italiens sont, en outre soumis à une difficulté qui leur est, cette fois, commune : c’est le rapport complexe des universitaires à l’enseignement secondaire. Il se traduit en Italie par un fort cloisonnement entre les deux niveaux, et en France par la tentation que l’on pourrait qualifier d’abstractive de vouloir transférer les modèles de l’enseignement supérieur sur l’enseignement scolaire, indépendamment de leurs spécificités mutuelles. La réflexion à mener devait donc bien se poser en terme de contenu : les universitaires ont ici l’occasion de penser cette discipline dans sa spécificité, au regard de leurs propres compétences et de leurs parcours historiques – et nationaux – différents. Si les programmes esquissent un ensemble de compétences et encadrent les enseignements, ils ne résolvent pas de fait la question des méthodes d’enseignement ni celles des rapports spécifiques aux œuvres qu’il implique.
Enjeu. Il est double. Il s’agissait de déterminer d’une part la place qu’il faut accorder à l’histoire de l’art – au sein de l’histoire des arts, mais aussi au sein de l’école – rassurant de fait les historiens de l’art en les laissant s’emparer d’un sujet qui les concerne au premier chef, et de finaliser d’autre part les objectifs à attribuer à cet enseignement : transmission de connaissances, et en cela socle de culture générale et fondement des humanités, facteur d’intégration, ou discipline d’éveil. On retiendra néanmoins, en tout état de cause, qu’il est avant tout question du rapport qu’entretiennent les publics à l’image, au centre de notre appréhension contemporaine des événements. L’éducation du regard demeure en définitive l’enjeu essentiel.

I. Etat des lieux de l’enseignement de l’histoire de l’art
a. Dans l’enseignement scolaire : un bilan contrasté
Italie
• un enseignement créé en 1903, d’abord expérimenté en 1905, puis généralisé.
un programme qui repose essentiellement à l’origine sur un cahier d’images et de chef-d’œuvres à connaître. Les manuels vont ensuite jouer un rôle primordial (notamment celui d’Argan).
un objectif : au départ, l’enseignement a vocation à construire une culture unitaire dans l’Italie fragmentée, ce qui fut maintenu par le fascisme. Aujourd’hui, on insiste sur son caractère formateur (notamment en terme de lecture des images et de réappropriation du passé, surtout local, à des fins d’appréhension du futur).
les problèmes : (1) l’adéquation des programmes aux conditions d’enseignement (mauvaise) ; (2) la question statutaire des enseignants (réglée en 1930) mais qui va céder ensuite la place à celui de leur formation (encore en question aujourd’hui) ; (3) le problème de son autonomie ou de son rattachement disciplinaire : contre l’autonomie de l’enseignement, obtenue par Venturi, on retient son caractère foncièrement transdisciplinaire. Une des voies récemment proposées fut de le rattacher à l’histoire ou à l’italien. La tentative de réforme de 2005 en Arte e musica fut un échec. La situation demeure aujourd’hui confuse, et la crispation disciplinaire est aussi à l’ordre du jour (de la part des historiens comme des historiens de l’art).

            France
un enseignement à l’origine illustratif : l’histoire de l’art fut instaurée tardivement à l’université (1893-1899). Elle est présente dans les concours de recrutement d’histoire, puis dans les manuels de manière accessoire ou auxiliaire (1902-1970), toujours considéré comme illustration de l’histoire générale dans les manuels scolaires. l’art est souvent vu par les historiens comme un moment historique de l’apogée d’une civilisation ou, avec le tournant marxiste, comme la manifestation de superstructures. (O. Bonfait)
premiers problèmes : l’introduction de l’analyse plastique par les historiens, souvent maladroite, relève d’une méconnaissance des concepts dont il est fait usage. Pas de véritable articulation entre analyse esthétique et histoire intellectuelle.
de l’histoire de l’art à l’histoire des arts : Le passage de l’histoire tout court à l’histoire des arts peut permettre d’y remédier à condition d’en faire et de le concevoir comme le socle d’une culture générale, la base de l’enseignement des humanités (O. Bonfait). La mise en place d’un enseignement transversal et thématique autour de six grands domaines, à tous les niveaux, est ambitieux (P. Baqué).
nouveaux problèmes ? Se posera la question de savoir qui enseigne à qui, et comment sont formés les enseignants. La solution envisagée sera sans doute une coordination effectuée par les chefs d’établissement.

Les Italiens voient dans notre enseignement l’équivalent de leur phase d’expérimentation, et ont du mal à concevoir son absence d’autonomie, notamment en terme d’usage des concepts. Ils lisent aussi, entre autres, dans sa mise en place, l’équivalent d’un retour du « bon goût » à la française et de l’enseignement correct « pour une jeune fille bien élevée » (E. Franchi). Ils considèrent néanmoins son instauration comme une occasion de réaffirmer leur enseignement, et ont conscience de la phase de turbulences et de doutes que traverse le leur.

b. A l’université : des perspectives très différentes en Italie et en France
On notera en premier lieu que si E. de Chassey met l’accent sur l’état de la recherche en histoire de l’art aujourd’hui, A. Pinelli consacre son intervention à l’enseignement, et aux nouvelles difficultés qui s’y présentent.
• Formation du corps professoral. En France, différentes chapelles liées à différents parcours : les historiens de l’art ont souvent reçu d’autres formations préalables : philosophie, lettres, histoire. En Italie, vieillissement du corps professoral, incapacité à répondre à la demande grandissante des étudiants.
des méthodologies et des contenus peu novateurs ? Si le paysage de l’histoire de l’art est, en France, pluriel, et se partage entre positivistes (notamment à l’Ecole du Louvre) et différentes écoles interprétatives, le linguistic turn et l’iconic turn ont été laissé de coté. Les nouveautés en terme de méthodologie et d’objets de recherche ont été essentiellement introduites par de non historiens de l’art (Jacqueline Liechtenstein, G. Didi-Huberman). En Italie, la méthodologie est essentiellement attributionniste. Mais l’art moderne est étudié depuis une trentaine d’années, et on voit apparaître de nouvelles méthodes et l’exploitation de nouvelles sources. L’architecture, très absente du paysage français, est au contraire très prégnante en Italie.
quelles passerelles entre les différentes institutions qui ont vocation à étudier l’histoire de l’art ? Elles sont très difficiles en France, entre Université, CNRS, IUF et Musées, où l’enseignement est, par ailleurs, souvent vue comme une punition. En Italie, au contraire, il n’est pas rare de voir des directeurs de musées ou des administrateurs occuper ensuite une chaire d’enseignement.
les difficultés : elles ont trait essentiellement à la massification, qui rend les méthodes et les objets en décalage par rapport aux formations initiales et aux parcours des élèves. L’enjeu est sans doute d’arriver à réinventer un nouvel enseignement, qui sache faire face à ces difficultés, en pensant notamment le premier cycle comme une propédeutique (A. Pinelli, D. Poulot)

c. Un bilan politique : l’histoire de l’art, de l’unité nationale à la « politique de civilisation »
Italie. La politique éducative des musées a placé le patrimoine au centre du débat, dès 1860, à des fins politiques : celle de l’unité nationale. L’art se présente comme un élément essentiel de l’identité du peuple. Il est vu, notamment par le régime fasciste, comme « une expression quasi hégélienne de l’esprit du peuple italien » (M. Dalai Emiliani). A ce titre, le statut du musée est ambivalent : il est à la fois ce qui permet de lutter contre la Barbarie, mais croît aussi avec elle. En définitive, seul 30% de la population fréquente les musées, son influence est donc relative. Les politiques éducatives des musées est aujourd’hui progressivement rationalisée. Mais le service des politiques éducatives au sein du ministère italien de la culture est très récent.
France. La démocratisation des Beaux-Arts est un enjeu qui est surtout conscient à partir du XIXe siècle. Si le musée est imposé comme un lieu de mémoire de la république à partir de 1789, rompant en cela même avec la dynamique des collections privées propre à l’Ancien Régime, la prise en compte d’un projet éducatif s’impose à partir des années 1920. Les promenades pensées comme des visites pédagogiques, puis les politiques d’ouverture des musées (comme celle, en soirée, proposée par Henri Verne en 1936 au Louvre) restent, au départ, mal comprises. La démocratisation devient un véritable enjeu à partir des années 1960, en complément de l’action culturelle – dont c’est avant tout l’espace social qui est structurant. Les approches cognitives, les ateliers pratiques et les parcours fléchés ne doivent cependant pas conduire à une scolarisation des musées. Néanmoins, au regard de l’orientation qu’ont prise les musées ces dernières années dans l’élaboration des expositions, de leur dimension « commerciale » et du succès qu’elles suscitent, la politique éducative des musées ne peut que revenir au premier plan, afin d’élaborer de nouvelles perspectives le mieux à même de les faire entrer dans une politique de « service public » (D. Poulot).

En définitive, l’état des lieux de l’éducation à l’histoire de/des arts en France et en Italie, est assez hétérogène, manifestant, de part et d’autre des Alpes, une volonté de profonde transformation, tout en faisant l’objet d’une autocritique assez négative devant les échecs – ou les succès relatifs – de leur mise en application politique. Ce qui se détache cependant, notamment à travers les propos de Marc Fumaroli, est de remettre en avant une approche transversale des humanités, qui sache lier la lecture des textes à celle des œuvres, et qui est d’ailleurs fort souvent rappelée par l’ANISA.

II. Perspectives
a. en terme de contenu : un consensus franco-italien ?
prendre acte de la diversité des publics, tant en terme de culture familiale que de parcours de formation. La massification de l’enseignement secondaire supérieur et l’arrivée de nouvelles vagues d’immigration obligent à tenir compte de réalités disparates, en terme de culture personnel (tant sur le plan quantitatif que sur la connaissance d’autres systèmes). La formation enfin des élèves des Lycées, notamment en Italie, très plurielle et non spécialistes pour les débuts de cursus transforment parfois le cours en « assistance sociale » (F. P. di Teodoro). Il s’agit donc d’adapter les outils.
occidental ou extra occidental ? Au-delà de la tentation du communautaire, il est absolument essentiel, comme le souligne Nadeije Dagen, de faire entrer des œuvres d’art extra-occidentales et de ne pas en rester à des considérations sur les œuvres majoritairement européennes, siècle par siècle. En d’autres termes, selon elle, l’enseignant doit être en mesure d’éviter de présenter comme un objet comme universellement beau, mais en prenant soin de le recontextualiser. Ce qui ne veut pas pour autant dire qu’on réduit l’étude à des approches communautaires. On prendra soin aussi de croiser les approches entre les différents arts et les différentes époques pour une thématique.
local et global. La réappropriation d’un patrimoine local – essentiel et très présent en Italie, et qui a pour objectif notamment de faire venir des enfants dans les musées, tout en forgeant un attachement à la ville dans laquelle ils se trouvent – devrait être toujours confronté à d’autres systèmes de création. Il s’agit de ne pas réduire le beau à du passé, mais de remettre au contraire en perspective l’histoire patrimoniale au monde contemporain.
il est donc ici question de prendre acte du caractère fondateur de l’histoire des arts. Il doit être conçu comme un socle de Culture Générale, au même titre que le furent le latin et le grec (O. Bonfait). A ce titre, il ne peut être en aucun cas une transposition de l’histoire de l’art universitaire dans l’enseignement scolaire (E. Franchi). Il doit au contraire, tout en tenant compte des progrès de la recherche, s’inscrire dans une logique de transmission structurante et accessible à tous. On soulignera donc l’importance de l’image (et notamment du visual art) et un ensemble de compétences pratiques et de connaissances afin d’être mieux à même d’en saisir le flux. Si l’histoire de l’art fait usage de la fixité de son media, elle doit être l’occasion d’éviter le zapping et la passivité des spectateurs devant l’image. (N. Dagen). Il doit aussi être articulé à des projets pratiques et transdisciplinaires. Marc Fumaroli insiste par ailleurs sur cette transversalité des contenus qu’il juge essentielle à l’édification d’une culture commune, qui sait relier l’image au texte et à l’œuvre.

b. en terme politique : quelle articulation entre les institutions présentes dans le jeu ?
écoles et musées. Si l’école et le musée participent, chacun selon leurs compétences, à l’édification d’une culture et d’une conscience artistique, celle-ci doit néanmoins demeurer intuitive et ne peut ni ne doit figer les compétences. Elle doit aussi susciter le désir d’aller au contact de l’œuvre d’art. Il est donc nécessaire de définir clairement les objectifs de cet enseignement en maintenant un débat, une possibilité de discuter et d’être libre en face des images, et d’articuler les différentes institutions en présence. Si les musées ne doivent pas se substituer à l’école, ils sont en mesure de porter des projets avec elle (comme en témoigne l’exemple des Offices). Il s’agit de s’inscrire dans une dimension de service public, qui dépasse le rapport difficile (et originel), de méfiance réciproque entre artistes et Etat. L’action publique s’impose aujourd’hui, en termes de culture, comme une nécessité.
école et université. L’ignorance des universitaires en Italie à l’égard de l’enseignement secondaire montre qu’il est nécessaire de dépasser « l’éternel examen de conscience » (E. Franchi) et de rappeler que l’art ne se suffit pas à lui-même pour être compris. En revanche, il est très clair que l’université ne doit pas attendre de l’école qu’elle forme des historiens de l’art.
entre expérimentations et mises en pratique. L’introduction d’un enseignement optionnel d’histoire de l’art au lycée méritera d’être aussi étudié dans son impact, tant sur les élèves que sur les enseignants, tous volontaires, dont il faut aussi déterminer les enjeux artistiques (H. de Rohan) On prendra aussi soin de l’idée que la phase d’expérimentation, ainsi que celle de la mise en pratique en Italie fut très longue et qu’il est intéressant d’en tirer en tant que tel des enseignements. Il manquera au contraire en France une histoire de l’histoire de l’art, et notamment des outils didactiques précis.

c. en terme de support et de méthodes : vers un modèle européen ?
la question des manuels. F. P. di Teodoro souligne l’état dramatique des manuels en Italie, qui figent les contenus, ne sont plus adaptés, et oublient surtout que les élèves sont jeunes et non pas des historiens de l’art. Il serait donc intéressant de penser un manuel plus adéquat, qui pourrait par ailleurs être européen, ou tout au moins franco-italien. A aussi été évoquée la possibilité de mettre en place des manuels à l’université.
un modèle européen ? La place de l’art dans l’histoire et la culture de la société européenne pourrait le soutenir, et des instruments, méthodes de travail et procédés nouveaux pourraient tout du moins, être élaborées pour ne pas laisser place uniquement au mode anglo-saxon (E. de Chassey)


Conclusion
Si des points de divergences forts ont pu être identifiés au cours de ce colloque, il est frappant de voir à quel point les difficultés et les enjeux, lorsqu’ils dépassent la sphère purement institutionnelle et s’inscrivent dans une pensée du contenu, des outils, et de prospectives peuvent, entre l’Italie et la France, se recouper. La communauté des historiens de l’art, sceptique à l’origine à l’égard du programme d’histoire des arts – scepticisme partagé par ailleurs par les Italiens ou que l’on pourrait s’attendre à trouver chez de grandes figures intellectuelles – a en réalité tout à fait pris l’objet à son compte. Pierre Baqué ne cesse par ailleurs de s’en étonner. En l’inscrivant dans une perspective plus large, celle d’un socle de compétences en humanités, et de croisement entre les différents arts, entre l’image et le texte, Marc Fumaroli a ainsi contribué à légitimer à nouveau intellectuellement une démarche transversale qui pouvait apparaître réductrice. La dimension fortement politique et polémique de l’éducation artistique et culturelle, dans l’histoire italienne comme, sans doute aussi, dans l’actualité française, n’est de fait pas incompatible avec une véritable confrontation en terme de contenus, entre Français et Italiens, universitaires et enseignants du secondaires, historiens de l’art et directeurs de musées.