mercredi 11 avril 2012

Nos "faiseurs de culture", antidotes à la crise

source : lemonde.fr

 

 

Nos "faiseurs de culture", antidotes à la crise

"Il faut renverserle regard : cesser de considérer la politique culturelle comme le supplément d'âme d'un projet politique mais penser le projet politique comme véritablement culturel" : Francis Peduzzi dirige depuis vingt ans le Channel dans le quartier des Cailloux à Calais. Au départ : 40 m2 insalubres dont il a fait une scène nationale, grand format, novatrice et féconde. A ce titre, il est un de ces "faiseurs de culture" qui font, au quotidien, bouger les régions, vivre la création, générant convivialité et intelligence du monde, et auxquels, loin des cénacles parisiens, nous avons choisi de donner la parole à la veille de l'élection présidentielle.

Cinquante noms piochés au hasard de nos rencontres, à la faveur de nos réseaux, cinquante noms exemplaires parmi mille autres qui dressent le portrait d'une France qui se bat pour que vive la culture. Cinquante noms pour cinquante jours au terme desquels nous voici. "Ce qui se joue là, poursuit Francis Peduzzi, c'est la promesse d'insuffler de l'imaginaire dans la décision publique, qui en a bien besoin, et renouveler la façon d'envisager la vie. Et donc la changer."

Ils sont volontaristes par essence ("le mécénat doit être assimilé à un geste citoyen, comme le tri sélectif", clame Amanda Crabtree, agitatrice d'art à Lille), rebelles par nature ("la culture est anarchiste", soutient le réalisateur Sylvain Chomet, qui veut monter à Alès une école du cinéma d'animation) et artisans par choix : "échapper à la rentabilité à tout prix", prône Alexandre Rochon qui, à Clermont-Ferrand, gère avec succès la destinée de son label de musique dont les pochettes de disque sont cousues à la main. A ces agités du local, nous avons chaque fois posé la même question : "Qu'attendez-vous d'une politique culturelle ?"
 
Bien sûr émergent dans leur discours les grandes problématiques nationales, comme la TVA à 5,5 %, cheval de bataille des libraires, l'accès libre (ou réglementé, selon des avis largement contradictoires) aux oeuvres sur Internet, ou de vieux serpents de mer qui n'ont jamais vu le jour, comme la proposition de Geneviève Maurizi, qui dirige l'événement ArtNîm dans le Gard, de "mettre en place des aides fiscales dans l'acquisition d'oeuvres par les particuliers et pas seulement comme c'est le cas par les entreprises". En 1999, Guy Amsellem, délégué aux arts plastiques sous le ministère de Catherine Trautmann, avait proposé la mesure... qui ne fut jamais adoptée.

Mais, au-delà, plusieurs tendances fortes paraissent largement partagées. A commencer par la nécessité de faire porter l'effort sur l'éducation. "L'appétit pour la culture, c'est à l'école qu'il s'éveille et se forme", dit Clorinde Coranotto. Depuis 1998, l'artiste parcourt les routes du Limousin avec son petit camion pour faire découvrir l'art contemporain aux publics ruraux. L'entrepreneur Jean-Claude Volot qui, en Haute-Marne, fait revivre culturellement l'auguste abbaye d'Auberive, n'y va pas par quatre chemins : "François Hollande veut créer 60 000 emplois dans l'éducation nationale ? Qu'il y en ait 10 000 pour l'art !"

Deuxième vérité qui ressort de notre tour de France : la culture crée du lien social et, à ce titre, elle est - dans certaines régions que la rentabilité économique a désertées - un havre qu'il est nécessaire de préserver. C'est ainsi, "contre le spectre des zones blanches", qu'un professeur de français, Guy Pezet, fait vivre à Rieupeyroux, ville de l'Aveyron de 2 500 habitants, une salle de cinéma de 240 places. "Il faut soigner les petits lieux", explique avec son accent du Jura et sa rondeur de Franc-Comtois Manou Comby, le directeur de la Rodia, scène de musiques actuelles de Besançon. "Parce que si les bars musicaux disparaissent, c'est une désertification culturelle qui s'enclenche." Et le bouillonnant François Cheval, directeur du dynamique Musée Nicéphore-Niépce consacré à la photographie à Chalon-sur-Saône, d'enfoncer le clou : "Au lieu de faire de la politique de prestige dans la capitale, il faut, au contraire, maintenir le maillage culturel du territoire."

Derrière ces deux thèmes - éducation et territorialité -, c'est l'enjeu démocratique qui est posé. Une culture pour tous, qui gommerait la division ressentie entre une culture "d'en haut" et une culture "d'en bas".

"C'est la faute à Malraux", sourit Michel Vallet, qui anime la Casa musicale à Perpignan. "C'est lui qui a voulu un ministère pour la grande culture, laissant le reste aux ministres de l'éducation, instaurant ainsi de fait une différence entre une culture d'élite et une culture de masse." Si la Casa musicale a bénéficié au départ d'un plan chiraquien pour lutter contre la fracture sociale et soutenir les initiatives dans les quartiers populaires, nombreux sont les "faiseurs de culture" qui survivent avec trois francs six sous et la seule énergie de leurs bras bénévoles.

Mais qu'ils soient (un peu) riches ou (très) pauvres, tous peinent à s'y retrouver dans l'enchevêtrement administratif dont ils appellent de leurs voeux la simplification. "Il y a aujourd'hui au ministère de la culture et dans les directions régionales de l'action culturelle autant de conseillers qu'il y a de disciplines... et autant de lignes budgétaires", soupire Mathieu Maisonneuve, athlétique directeur de l'Usine, une ancienne menuiserie transformée en lieu d'action artistique à Tournefeuille près de Toulouse.

Le quatrième volet de ces sortes d'états généraux informels de la culture, c'est la défense de la créativité. Une bonne politique culturelle serait une politique qui sache "créer les espaces du possible", dit l'un ; "qui encourage les créateurs à se sortir d'eux-mêmes, et nous avec eux", dit l'autre. Est-ce parce qu'ils sont pour beaucoup les enfants de 1968 qu'ils prônent ainsi l'imagination au pouvoir ? "L'art est avant tout création", martèle Pia Viewing qui, à Douchy-les-Mines, au milieu des terrils, anime le centre régional de la photographie du Nord.

Et si vous leur rétorquez : "Oui, mais c'est la crise, il n'y a plus de budget, comment faire...", ils se contentent d'un sourire en coin ou d'un mouvement d'épaules. Ils ont appris depuis longtemps -parfois depuis toujours -, à faire sans l'aide de personne. Ainsi en est-il de Réjane Louin, qui a monté une galerie d'art contemporain au fin fond de la Bretagne : "J'attends de l'Etat, dit-elle, un engagement envers les structures qui font un travail de terrain, même en temps de crise, surtout en temps de crise..." Pourquoi ? "Parce qu'elles aident les populations à rester fortes."

Ainsi s'achève notre tour de France. Cinquante portraits, cinquante prises de parole, et dix fois plus qui affluent depuis sur nos bureaux : "Nous, ici, nous avons lancé un laboratoire théâtral... Notre village s'enorgueillit d'un lieu d'exposition... Je suis disquaire à... Venez nous rendre visite si vous passez par là..." A la très vivante Hélène Fincker, qui, à Nice, a fait de la Villa Cameline un lieu d'expérimentations, laissons plutôt le mot de la fin : "La culture ne sert pas qu'à occuper le temps libre ni à briller dans les réunions. Elle sert à vivre mieux."